Risque et santé : rationalité et subjectivité


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Discours de Jean-François Bach, délégué de l'Académie des sciences

Nous sommes en 1952, le soir de Noël, à l’Hôpital Necker. Quelques jours auparavant, un jeune charpentier, Marius Renard, est tombé d’un échafaudage et s'est rompu le rein droit. Il se trouve, malheureusement, que de naissance, Marius n'avait pas de rein gauche. Privé de ses deux reins, il est promis à une mort prochaine. C'est alors que Jean Hamburger décide avec une hardiesse inouïe de transplanter à Marius un rein de sa mère. L'opération réussit, la fonction rénale reprend avec excrétion d’urine au bout de quelques minutes. Cette première médicale a un très grand retentissement médiatique. Jean Hamburger devient célèbre. Malheureusement, après quelques semaines, la fonction du rein transplanté décroît en raison d'un rejet immunitaire et Marius Renard décède le 27 janvier 1953. 

    Abattu mais non découragé, Jean Hamburger persévère. Six ans plus tard il réalise une nouvelle greffe entre deux frères, mais cette fois-ci sous couvert d'une irradiation à dose modérée pour prévenir le rejet. La greffe connaît un succès durable puisque son receveur, Georges Siméon, survivra plus de 25 ans. C'était la première greffe d'organe réussie au monde, réalisée quasiment en même temps que celle faite par John Merrill à Boston. Quelques années plus tard les premières transplantations à partir de reins de cadavre étaient faites. Cette page de l’histoire de la médecine n'aurait pas pu être écrite sans l’esprit visionnaire mais aussi le courage de Jean Hamburger qui avait osé prendre de très grands risques. 

    On ne pourrait plus entreprendre une telle aventure aujourd'hui. On reculerait devant l'idée même de transplanter un organe d'un sujet à un autre, soit à partir d’un donneur vivant, avec les risques inhérents à l'anesthésie et au prélèvement d'un organe, soit à partir d’un cadavre, avec toutes les craintes éthiques que cela susciterait. On dénoncerait les risques de l’irradiation. Et, pourtant, cette stratégie révolutionnaire reste encore aujourd'hui la seule solution thérapeutique à long terme de l'insuffisance rénale terminale. Rappelons aussi que c’est dans la foulée de Jean Hamburger que, Christian Barnard eut le courage d’enlever le cœur battant de Louis Washkansky, un malade en insuffisance cardiaque grave avant de lui greffer le cœur d’un cadavre. Un courage que n’avait pas eu son maître, Norman Shumway, qui avait pourtant été le premier à mettre au point la technique de la greffe cardiaque chez l'animal.

    Depuis ces années glorieuses notre société s'est recroquevillée sur la peur, au point d'aspirer, de façon bien sûr illusoire, au risque zéro. Peut-on ou doit-on exclure tous les risques ? Cette volonté est, de toute façon, irréaliste quand on pense à tous les risques qui nous entourent. Ce n'est pas une épée que nous avons au-dessus de notre tête comme Damoclès, mais des milliers.

    Réfléchissons, en effet, un instant à la grande diversité des risques auxquels notre santé est exposée. Certains sont d'une gravité extrême, mais heureusement suffisamment rares pour ne pas nous inquiéter. Combien, parmi les 8 millions d’habitants de la baie de San Francisco se préoccupent sérieusement du grand tremblement de terre qui les menace, le Big One ? D'autres risques, souvent plus personnels, sont non seulement graves mais malheureusement, beaucoup plus fréquents. Nous pensons tous bien sûr aux cancers et aux accidents cardiaques ou vasculaires cérébraux. D'autres enfin sont presque dérisoires. Comme l’écrivait Dominique Noguez, « Le premier homme qui se coupa les cheveux prenait des risques : rien ne l'assurait qu'ils repousseraient ».

Certains risques sont collectifs, menaçant la population, d'autres sont individuels. Les premiers sont souvent d'ordre naturel ou secondaires à l'utilisation de certains produits chimiques ou de nouvelles technologies. Les seconds sont le plus souvent endogènes, liés à l'hérédité ou à certains comportements, comme la consommation de tabac ou d'alcool. Certains risques sont attendus, sans pour autant être prévisibles dans le temps. D'autres sont inconnus ou inimaginables au point qu'ils n'effleurent pas la pensée. Qui aurait pu songer que deux avions, pilotés par des terroristes, puissent détruire les tours jumelles du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001 ?

    Quel peut être l'apport de la science dans ce contexte ? Est-ce que la rationalité et la rigueur scientifique peuvent apporter des réponses, voire des solutions ? Il convient, sans doute, avant de tenter de répondre à cette question, de bien faire la différence entre le danger et le risque. Le danger est un objet, une substance, un être vivant ou une situation susceptible de provoquer un dommage à une personne ou un groupe de personnes exposées à ce danger. Pour le scientifique, le risque est une quantité mesurable : c’est la probabilité de la survenue d'un dommage après exposition à un danger. Dans le langage courant, il y a souvent confusion entre le danger et le risque, conçu comme la simple possibilité que tel individu exposé à un danger soit l’objet d’un dommage. Le danger est relativement facile à identifier, en faisant remarquer, cependant, qu’il n’est défini que par l’exposition à ce danger. Un lion n'est pas dangereux en soi. Il ne le devient que lorsqu'on se trouve face à lui, sauf s'il est dans une cage.

    Toute la difficulté est d'évaluer la probabilité des risques. C'est un des buts essentiels de l'épidémiologie, une discipline qui s'appuie très largement sur la statistique mathématique, avec éventuellement recours à des modélisations. L’épidémiologie permet d'apporter des réponses objectives à des questions difficiles. C'est ainsi que le rôle du tabagisme dans la survenue du cancer du poumon, admis par tous aujourd’hui, fut établi dans les années 50 par Richard Doll. C’est ainsi également que notre confrère, Alain-Jacques Valleron, a pu montrer à une époque où le monde entier craignait l'extension catastrophique de la maladie de la vache folle et de son équivalent chez l'homme, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, que ce risque était très exagéré. L'avenir lui donna raison puisque cette maladie a quasiment disparu chez l’homme. L'épidémiologie a néanmoins ses limites. L'analyse doit souvent avoir recours à des cohortes très importantes portant sur plusieurs dizaines voire des centaines de milliers de personnes. La relation de causalité dans les corrélations observées n'est pas toujours facile à établir. Enfin, il est impossible, de démontrer qu‘un risque n'existe pas. L'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence. On peut démontrer qu’un risque est minime mais il est très difficile de l’exclure sur de simples bases statistiques. Un problème d'autant plus important que de nombreuses personnes, frappées par la chronologie entre deux événements, par exemple la vaccination contre le virus de l'hépatite B et la survenue d'une sclérose en plaques, n'arrivent pas à comprendre la subtilité de la difficulté méthodologique que je viens d'évoquer. Certes, il a été observé que certains cas de sclérose en plaques survenaient dans les semaines qui suivaient une vaccination contre l'hépatite B. Mais cela était prévisible, car parmi les millions de sujets qui ont été vaccinés, il n'y avait pas de raison de penser que certains d'entre eux ne développeraient pas la maladie comme ce fut le cas, avec la même fréquence, chez les sujets non vaccinés.

    La science et la médecine peuvent également apporter des moyens puissants pour la gestion du risque. Le meilleur exemple, pour ce qui concerne la santé, est sans doute, de nouveau, celui des vaccinations. N’oublions pas que c’est grâce aux vaccins que de grandes maladies ont disparu, comme la variole et la poliomyélite, et que beaucoup d'autres ne se voient pratiquement plus dans les pays développés, comme les maladies infectieuses courantes de l'enfant. Le dépistage systématique de l’hypertension artérielle suivi d’un traitement simple et efficace a réduit très considérablement la fréquence des accidents vasculaires cérébraux les plus graves. Mais là aussi, il y a des limites. Il reste trop de maladies pour lesquelles la médecine est totalement impuissante. C'est notamment le cas de la maladie d’Alzheimer et de nombreuses autres maladies neurologiques. 

    La médecine préventive n'en est encore qu'à ses débuts. Dans le cas des cancers, par exemple, le dépistage est capital mais est malheureusement trop souvent inefficace car trop tardif. La prédiction pose par ailleurs des problèmes d’éthique inattendus. Ce n'est pas tout de prévoir la survenue d'une maladie, encore faut-il pouvoir proposer un traitement pour la prévenir. On peut prédire la survenue d'une maladie génétique très grave, la chorée de Hungtington, chez des sujets dont un des parents est atteint par cette maladie. La maladie surviendra lorsque l’anomalie génétique est présente autour de la cinquantaine. Or il n'y a pas de traitement à proposer à ces sujets. Doit-on raisonnablement les prévenir de cette issue malheureuse au risque de perturber leur vie jusqu’à ce que la maladie apparaisse ? Cette question a fait l'objet d'enquêtes approfondies. Il est apparu, en fait, que de nombreux sujets souhaitent subir le test, avec certes l’espoir d’être soulagés si le test est négatif mais aussi la volonté de savoir qu'ils vont être atteints par la maladie si le test est positif pour adapter leur vie en conséquence. D'autres au contraire préfèrent ne pas s’exposer au test. On peut espérer, qu'avec le temps la médecine trouvera un remède à cette maladie dont la survenue ne sera plus dès lors inexorable. 

    Le problème est compliqué par le débordement fréquent du rationnel par l'émotionnel. Paradoxalement si la mort reste notre seule certitude, l’inquiétude qu’elle suscite demeure, heureusement, occultée par le fait qu’on n’en connaisse ni le moment ni les modalités de survenue, sauf en cas de maladie grave. En revanche, qui n’a pas un serrement de cœur en attendant le résultat d’un test de dépistage d’une maladie sévère, au point, trop souvent, de ne pas vouloir s'exposer à cette épreuve et de renoncer à l’examen. Une attitude totalement illogique dont les conséquences sont sans commune mesure avec l’apparente tranquillité qu’elle semble apporter. Le problème se pose tout particulièrement pour la détection de la séropositivité pour le virus du sida. Si tous les sujets exposés se soumettaient régulièrement à un test de dépistage, les sujets contaminés pourraient recevoir un traitement précoce et efficace qui leur permettrait d'arrêter la progression de leur maladie mais aussi de ne plus contaminer leurs partenaires. Des études de modélisation ont montré que si ce dépistage, qui est d'ailleurs déjà systématiquement proposé aux femmes enceintes, était généralisé chez les sujets exposés l’infection disparaîtrait quasiment dans les pays développés.

    Peut-on imposer les tests de dépistage ? Cela se défendrait pour la santé publique ou les assurances, mais expose à une privation de liberté, difficilement acceptée.
    Un grand problème est de faire la différence entre le risque perçu et le risque réel. Le malheur n’arrive qu’aux autres. C’est tout le problème des accidents de la circulation, une situation où un grand nombre de nos concitoyens approuvent les objectifs de la Sécurité Routière mais paradoxalement essaient d’en contourner les règles, avec parfois la bénédiction des pouvoirs publics, comme pour les cyclistes dans les grandes villes. De même, comment convaincre des adolescents que le fait de fumer des cigarettes va les exposer au risque de cancer du poumon quelques dizaines d'années plus tard ?

    La situation devient plus difficile lorsque l'irrationalité prend délibérément le pas sur la rationalité. C'est le cas de la peur des vaccinations. Contrairement à ce que l'on entend souvent, les effets secondaires des vaccins sont rarissimes. Ceux qui font l’actualité ne reposent sur aucune base scientifique. Il est grave que certaines associations utilisent ces prétendus effets secondaires pour militer contre la vaccination en négligeant tous les risques que cela comporte. On a vu réapparaître des épidémies graves de diphtérie, de rougeole, de coqueluche et de bien d'autres maladies infectieuses faisant suite à ce militantisme anti-vaccinal. Certes les anti-vaccins convaincus sont peu nombreux, environ 2 à 3 % de la population selon diverses études, mais ils entraînent plus de 40 % de la population, y compris des pédiatres, qui devient hésitante et qui refuse de se faire vacciner. Une importante publication anglaise a très récemment montré que, parmi les 65 grands pays étudiés, la France était celui qui avait le taux le plus élevé de sujets n’ayant pas confiance dans les vaccins, 41 % pour une moyenne générale de 12 %. 

    Cette attitude, autant liée à l’ignorance et à la crédulité qu’à l’obscurantisme, s’étend à bien d’autres sujets. Elle est en partie la conséquence d’une méfiance grandissante vis-à-vis des experts, même si ceux-ci donnent toutes les garanties de compétence. On leur reproche d’avoir des conflits d'intérêt, une accusation démagogique, très rarement justifiée. On les accuse de dramatiser la situation ou au contraire de la minimiser.
Le problème de fond est que les experts s’appuient sur des données scientifiques alors que leurs opposants se fondent sur leur simple conviction, ce qui rend le dialogue impossible. S’y ajoute le rôle de certains médias, à la recherche de scoops, qui contribue à la désinformation.

    Tout a été aggravé par l'inscription du principe de précaution dans la constitution. L'idée relevait apparemment du bon sens. Il vaut mieux prévenir que guérir. Primum non nocere apprend-on aux étudiants en médecine. Cela va de soi. Fallait-il pour autant le graver dans la constitution, ce qui le rend quasiment irréversible ? Fait important : l’article 4 de la Constitution incriminé s’appliquait strictement à l'environnement. Malheureusement le principe a été étendu à bien d'autres domaines sans rapport avec l’environnement, particulièrement dans le champ de la santé. L'application sans discernement du principe de précaution conduit très souvent à des conséquences bien pires que celles des risques que l'on veut éviter. En outre, le principe de précaution est un obstacle majeur au progrès médical et scientifique. Dans le cas de la recherche thérapeutique, essentielle en médecine, la France a pris un grand retard en raison des nombreuses tracasseries administratives découlant du principe de précaution. 

    Le cas des OGM est particulièrement frappant. Des OGM sont ingérés par des centaines de millions d’individus dans le monde sans qu'il y ait la preuve du moindre effet secondaire, indépendamment des pesticides éventuellement utilisés conjointement à certains d’entre eux. Et pourtant l'attitude française, et dans une certaine mesure européenne, est d'accuser les OGM de nombreux maux touchant notamment la santé avec, en particulier, le risque d'allergies graves. Ces allergies n'ont pas été démontrées. Le risque de tumeur a aussi été évoqué sur la base d'expériences n’ayant aucune valeur statistique. Certains médias en firent une publicité considérable reconnue comme inappropriée par la totalité des autorités scientifiques, y compris l’Académie des sciences, qui fut la première, en commun avec 5 autres académies, à alerter l’opinion publique de cette grossière erreur. N’oublions pas que les OGM peuvent améliorer les rendements agricoles ce qui est capital dans certains pays déshérités. Ils peuvent aussi éviter des maladies graves, comme dans le cas du riz doré dans lequel est ajoutée par transgénèse de la vitamine A dont l’absence est à l'origine de cécité ou même de mortalité dans certains pays d'Asie comme la Malaisie.

    Au terme de cet exposé, certains d'entre vous peuvent s'effrayer des risques qu'ils encourent et auxquels ils ne pensaient peut-être pas. D'autres seront rassurés par les solutions que la médecine peut leur proposer. En tout état de cause, nous vivons au milieu des risques. Certains d’entre eux sont aujourd'hui incontournables. D'autres pourraient être évités si nous en avions la volonté. Tout pourrait changer si nous pouvions consacrer tous les moyens nécessaires à la recherche sur la prévention des risques, si nous pouvions mieux lutter contre la désinformation. 

    Une opportunité majeure est celle de l'éducation des jeunes. Un problème délicat, nous l'avons vu, en raison de la difficulté de les convaincre de l’existence d'un risque s’exprimant à long terme. Peut-être faut-il se focaliser sur le collège, à un moment où les enfants sont, en quelque sorte, à l’âge de grâce où ils sont déjà capables de comprendre et nous écoutent encore. 

    Il faut leur faire percevoir la primauté du réel sur le virtuel et de la responsabilité sur l’insouciance, en espérant que cela les préparera à faire prévaloir la rationalité sur la subjectivité mais aussi l'action sur la précaution.