Transmission et transcendance


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Discours de Rémi Brague, délégué de l'Académie des sciences morales et politiques


La question de la transmission se présente aujourd’hui sous un aspect particulièrement brûlant et épineux.

Nous vivons, c’est désormais une banalité, dans une culture de la communication. Nous sommes tous harcelés de messages, et beaucoup passent un temps considérable à en envoyer. Comme les moyens techniques de le faire ne cessent de s’améliorer, et comme ils ont une prise d’autant plus forte qu’il s’agit de plus jeunes individus, il y a fort à parier que cela ne fera qu’augmenter.

Néanmoins, chacun sent que la transmission n’est plus une évidence. Et c’est sans doute la raison pour laquelle l’Institut a choisi de la prendre comme sujet de réflexion. On parle beaucoup de l’éducation qui échoue à transmettre un savoir, ou même qui prend pour programme d’y renoncer purement et simplement. On parle aussi de l’identité qu’il conviendrait de transmettre, au niveau de la famille comme à celui de la nation. Il semble que nous soyons en train de traverser une crise de la transmission. Comment la penser ? Comment la traiter ? Je me bornerai à rappeler un principe fondamental.

La transmission ne se réduit pas à l’émission. Il y faut encore deux éléments. D’une part, il faut qu’il y ait un récepteur prêt à recevoir. Ce récepteur doit être préparé à l’accueil. Il doit également être prêt à accepter l’influence de ce qu’il aura reçu et qui pourra éventuellement le transformer. C’est donc le récepteur qui fait qu’il y a transmission en prenant sur soi un tel risque. Ce que l’on ne saurait attendre de n’importe qui. Borges aimait à dire qu’il y avait moins de bons lecteurs que de bons écrivains.

Le second élément est plus essentiel encore : il faut avoir quelque chose à transmettre. La communication peut se contenter d’un contenu rudimentaire. À la rigueur, elle n’a d’autre but que d’établir le contact, de s’assurer de ce qu’on est à l’écoute, rendant ainsi possible la transmission d’un contenu qui ne viendra jamais.

Là où il y a une véritable transmission, en revanche, tout le poids porte sur le contenu. Au point que l’émetteur comme le récepteur peuvent se sentir comme tenus de s’effacer devant lui. En effet, ce que nous transmettons vient de plus haut que nous, de l’amont à l’aval. Et celui qui transmet n’a pas barre sur ce qu’il transmet. Il en est ainsi pour des raisons qui tiennent à cela même qui constitue notre humanité. Je les rappelle ici brièvement.


Selon la définition que nous avons reçue des philosophes grecs, l’homme est ζωον λογον εχον, un « animal raisonnable », ou mieux un vivant qui a rapport au logos comme langage et raison. On reconnaît les deux éléments qui constituent classiquement une définition, à savoir le genre prochain, le fait d’être un vivant, et la différence spécifique, le logos. À chacun de ces deux éléments de la définition correspond un paradigme de la transmission.

À la vie correspond la reproduction. La transmission de la vie est la condition nécessaire de toute transmission. Elle constitue le paradigme de toute transmission inconsciente. Aristote le répète vingt fois : « L’homme engendre l’homme ». Une seule fois, dans la Physique, il ajoute une précision capitale et cachée dans son évidence même : « L’homme engendre l’homme, et avec lui, le soleil » (ανθρωποϛ ανθρωπον γεννα και ηλιοϛ ). Le soleil, avec sa lumière et sa chaleur au retour périodique, est ici une métonymie pour l’ensemble de l’univers physique. La science moderne a encore élargi la perspective. Derrière nous bruit un passé immémorial, plus ancien même que l’humanité. Il remonte jusqu’aux origines de la vie dans la « petite mare tiède » chère à Darwin, voire à celles de l’univers, puisqu’on nous explique que les atomes dont notre corps est fait ont été forgés quelques secondes après le Big Bang.

Le second élément, le langage, est le paradigme et le support de toute transmission consciente et voulue d’un sens en une parole. La langue elle-même, avec ses règles et son vocabulaire, n’est pas de notre choix et, si elle a été parfaitement intériorisée, reste ou devient inconsciente pour une large part. Ce qui se transmet tout seul, ce qui se transmet au sens plein du réfléchi, est quelque chose comme un langage : la gestique, les goûts, les normes, les codes et habitudes sociales, les rites. Tout ce qui relève de ce qu’on appelle la « culture » est transmis. Mais lorsque la transmission se fait réfléchie et volontaire, c’est le langage articulé qui s’en fait le support indispensable. Ainsi dans les recettes de cuisine, les injonctions morales ou les mythes.

À ces deux modèles de transmission s’opposent deux contre-modèles.

Face au vivant, le technicien ne s’occupe que de l’inerte auquel, le cas échéant, il réduira le vivant ; il fabrique l’objet de son art et n’emprunte à la nature que des matériaux à peu près sans valeur. Il peut certes innover en créant ce pour quoi la nature ne lui fournit aucun modèle ni aucun précédent. En revanche, son produit restera à la merci de sa maintenance et sera incapable d’assurer sa propre reproduction.

Au moyen du langage, l’idéologue inculque une doctrine qu’il croit maîtriser intégralement. Pour lui, l’éducation suffit, sans qu’il se demande qui l’a éduqué lui-même. Il s’imagine possesseur d’un savoir. Lequel savoir est, croit-il, définitif et n’a donc pas de futur. Il ne vient, croit-il encore, que de lui, de son contact immédiat avec le vrai, tel que la science l’a découvert ou tel que Dieu l’a dicté. Un tel savoir n’a donc pas non plus de passé. L’expérience montre que l’idéologue se laisse traverser par des archaïsmes dont le retour prend des aspects souvent monstrueux et que c’est lui le possédé.


On a de la sorte deux paradigmes de la transmission : celui, biologique, de la génération et celui, conventionnel, du langage. Ils ne se ressemblent guère. La reproduction, comme le mot le dit, réitère à l’aveugle et à l’identique les caractéristiques de l’espèce. Le langage n’est en revanche qu’un système de possibilités ouvert qui permet des combinaisons infinies, chacun des locuteurs pouvant ainsi, sur le fond d’un vocabulaire et d’une syntaxe identiques, se construire un style singulier. La culture est une possibilité de cent floraisons diverses d’une nature humaine toujours identique.

La transmission, là où il s’agit de culture, prend son nom latin de tradition. Celle-ci est vie, et non transport mécanique de contenus figés. Dans ce dernier cas, la conduite la plus sûre pour ne pas risquer de gâter une marchandise que l’on transporte est de ne pas ouvrir la boite qui la contient. Les denrées culturelles, en revanche, se dessèchent ou pourrissent si celui qui les reçoit néglige de se les approprier.

Si génération et langage se distinguent aussi nettement, ils ne sont pourtant pas sans points communs. Un seul me semble essentiel : dans les deux cas, le donné transmis dépasse le transmetteur. Il le précède dans le temps. Il déborde la conscience qu’il prend du contenu transmis et même de l’acte de transmettre, à plus forte raison encore l’intention de le faire.

Quel professeur n’a jamais eu la joie un peu humiliante de rencontrer un ancien élève qui, longtemps après, lui avoue avoir été marqué pour la vie par une remarque faite en passant, qu’il a lui-même oubliée, et qu’il ne considère pas, une fois qu’on la lui répète, comme brillant par son originalité. C’est justement qu’elle ne trouvait pas son origine en lui, mais remontait bien plus haut, à une source par laquelle il avait été lui-même déterminé et dont, en le sachant plus ou moins, il vivait. C’est pour cela que cette observation rendait un son parfaitement authentique.

Il en est un peu de même lorsque nous identifions dans les mimiques d’un nouveau-né le sourire ou le froncement de sourcil d’un ancêtre qu’il n’a pas connu, voire dont nous-mêmes n’avons vu les traits que sur un tableau ou une photographie.


Ce que nous communiquons n’est rien de plus que ce que nous produisons en fait d’objets ou de messages, pour les introduire dans une circulation dans laquelle nous aurons, dans le meilleur des cas, exprimé ce que nous pensons ou œuvrons, et en dernière instance ce que nous sommes ou pouvons faire.   

Ce que nous transmettons, en revanche, n’est pas ce que nous faisons ou croyons faire, mais bien plutôt ce qui nous fait. C’est pourquoi la tradition, au sens rigoureux de ce terme, au sens latin dont j’ai parlé, nous libère plus qu’elle nous lie. Ce qui la distingue de son ankylose en un traditionalisme. La tradition nous livre comme on dit que la poste nous « livre » le paquet que nous avons commandé ; elle nous donne à nous-mêmes. Mais c’est pour nous permettre de donner à notre tour. Nous pouvons être parents parce que nous sommes d’abord enfants. Nous pouvons parler parce qu’on a commencé par nous parler. Nous ne passons aux autres que ce qui nous dépasse et parce que cela nous dépasse.

Ce dépassement vient d’en amont, de plus haut que nous. Ce qui nous dépasse ne dépend pas de nous. Au contraire, c’est nous qui sommes accrochés à ce qui nous surplombe. Sans transcendance, pas de transmission.