Doute en médecin


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Discours de André Vacheron, délégué de l'Académie des sciences morales et politiques

Dans son introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard écrit : si un médecin se figurait que ses raisonnements ont la valeur de ceux d’un mathématicien, il serait dans la plus grande erreur et il serait conduit aux conséquences les plus fausses. C’est malheureusement ce qui est arrivé et arrive encore pour les hommes que j’appellerai des systématiques. La recherche de la vérité doit commencer par le doute, même pour les objets qui nous paraissent les plus évidents, car si cette évidence nous envahit ensuite, dit Descartes, nous aurons acquis de nouvelles preuves de la certitude et dans le discours de la méthode, il démontre comment le doute permet à l’homme d’action de s’imposer face au risque. Comme l’a écrit Bacon, le doute est le premier pas vers la vérité. L’homme qui sait douter se défie et la défiance éveille le discernement critique qui apprend à distinguer le vrai du faux.

Dans ses règles pour conduire l’esprit dans la recherche de la vérité, Descartes souligne la nécessité d’aller méthodiquement du connu à l’inconnu et de faire appel à tous les secours de l’entendement, de l’imagination, de la mémoire, des sens, pour comparer ce qui est déjà connu avec ce qui ne l’est pas et découvrir l’un par l’autre.
Le médecin qui doute ne doit pas croire ni rejeter d’emblée. Il doit laisser son esprit dans l’indécision jusqu’à l’émergence de preuves plus convaincantes qui le feront basculer du côté de la certitude ou de l’incrédulité.

Pendant longtemps le médecin a pris ses décisions fort de ses certitudes, véritable apôtre de la vérité et de la morale comme le définissait Georges Cabanis en 1804. Cette assurance des médecins pouvait s’expliquer par leur ignorance. Leur suffisance était liée à leurs insuffisances soulignait Jean Bernard en 1977.

Je rappellerai ce jugement de La Bruyère : les médecins sont des hommes payés pour débiter des fariboles au chevet d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri ou que leurs remèdes l’aient tué et Voltaire au siècle suivant écrit que les médecins administrent des médicaments dont ils savent très peu, à des malades dont ils savent moins, pour guérir des maladies dont ils ne savent rien.

Cependant au 19e siècle, Walter Scott constate que si Molière revenait au monde, il pourrait encore se moquer des médecins ou plutôt de certains médecins mais il n’oserait plus se moquer de la médecine.

Les progrès de la médecine sont alors considérables, sous tendus par deux courants : tout d’abord la méthode anatomo-clinique initiée par Bichat et par Laennec, fondée sur la confrontation des signes cliniques et des résultats de l’autopsie, en second lieu le développement de la médecine expérimentale avec les travaux de Claude Bernard dont je rappelle l’aphorisme : est vrai, ce qui est vérifiable et avec les découvertes de Pasteur qui culminent avec la vaccination contre la rage du jeune Joseph Meister le 6 Juillet 1885.

En deux siècles, les avancées de la biologie, de la génétique, de l’immunologie vont dépasser les espérances les plus folles. De 45 ans à la fin du 19e siècle, l’espérance de vie est passée à 80 ans aujourd’hui. Mais l’extraordinaire expansion des connaissances va rendre souvent les actes diagnostiques et thérapeutiques de plus en plus complexes. Née après la science, la médecine rationnelle procède d’une méthodologie voisine. La formation du médecin, son expérience acquise au vécu d’un nombre suffisant de cas heureux ou malheureux, la lecture régulière des publications scientifiques vont fournir à l’ordinateur cérébral une base de données permettant au médecin d’acquérir un raisonnement intuitif et pragmatique appelé sens clinique. Ce qui distingue un bon médecin d’un praticien médiocre est que le premier a 90 chances sur 100 de prendre la bonne décision alors que le second n’en a que 70. Cette réduction de la marge d’erreur est due en grande partie au discernement critique et à la remise en cause de l’hypothèse initiale en cas de doute important. Comme l’a écrit Saint Augustin si l’homme doute, il comprend et Goethe le souligne l’expérience corrige l’homme chaque jour. Le doute est le compagnon du médecin dès sa rencontre avec le malade et c’est un adversaire qu’il a pour premier devoir d’éliminer pour parvenir à un diagnostic sûr et au traitement approprié.

J’envisagerai successivement les problèmes que nous rencontrons dans la médecine individuelle de soins et ceux qui sont posés aux décideurs en santé publique.

En médecine de soins, la décision médicale comporte deux temps successifs : le diagnostic et le choix du traitement qui sont les résultats d’une cascade de probabilités en situation initiale d’incertitude.
Le diagnostic est factuel. Il repose sur un interrogatoire patient et minutieux, sur une écoute attentive, sur un dialogue véritable, sur un bon examen clinique et sur des données paracliniques apportées par la biologie, les épreuves fonctionnelles et les techniques modernes d’imagerie. Tous ces éléments permettent à l’heure actuelle d’atteindre le meilleur niveau de certitude.
À partir de cette base, s’élabore le deuxième temps, celui de la décision thérapeutique. On quitte le factuel fondé sur des preuves pour le conjectural fondé sur des prévisions. Le choix fait intervenir trois ordres de probabilités : les risques de la maladie, les bénéfices escomptés du traitement envisagé, ses risques possibles. Seules une culture et une expérience suffisantes vont permettre au médecin de décider du meilleur choix et d’éviter des traitements inutiles ou trop risqués. Les données acquises par la science sont déterminantes. Elles font autorité en cas de contentieux jugé par des hommes de loi, éclairés par des médecins experts. Aujourd’hui, elles sont apportées par l’evidence based medicine ou médecine fondée sur les preuves, qui propose des recommandations de pratique clinique élaborées à partir d’études multicentriques randomisées, réalisées en double aveugle (ni le malade, ni le médecin ne connait le produit administré), incluant un nombre généralement élevé de patients, suivis suffisamment longtemps pour permettre des évaluations de morbidité et de mortalité. La médecine fondée sur les preuves demande au praticien solitaire d’accepter des résultats dont il ne peut vérifier les origines et exige une foi aveugle qui peut être réductrice de son acte décisionnel. Comme l’a écrit Alain on réfléchit mal dans une prison de preuves. Une preuve des sciences exactes reste comme un corps mort devant moi. Je la sais bonne, mais elle ne me le prouve point.
Cependant la médecine fondée sur les preuves n’est pas à l’abri des dérives liées aux pressions des promoteurs industriels, aux conflits d’intérêt et à l’objectivité des résultats publiés avec communication des résultats positifs plutôt que des résultats douteux ou négatifs. Outil de décision, elle exige une critique raisonnée et doit faire l’objet de règles scrupuleuses de bonne pratique.
La décision thérapeutique implique l’information aussi complète que possible du patient. Le médecin doit passer suffisamment de temps, spécialement avec les personnes âgées, pour expliquer la nature des problèmes, les options possibles, leurs conséquences éventuelles, les évènements humainement contrôlables et les évènements aléatoires. Il doit personnaliser les données de la science pour les appliquer au mieux à son malade et à ses caractéristiques psychologiques et spirituelles. Cette personnalisation est encore plus nécessaire lorsque l’on se trouve dans une zone floue de connaissances, face à une pathologie mal élucidée. Le médecin doit laisser au patient un temps de réflexion pour prendre sa décision. Le patient peut alors donner un consentement éclairé mais peut aussi refuser la proposition du médecin. Ce refus peut être dû à un échec de la communication, au doute du malade face à son médecin car lui aussi peut douter par manque de confiance ou de compréhension, il peut être dû enfin aux informations contradictoires données par plusieurs médecins. En cas d’hésitation ou de refus d’un traitement ou d’une opération chirurgicale justifiés, un second avis peut être demandé par le patient. Le médecin doit toujours tenir compte de la préférence de son patient qui est un élément majeur du processus décisionnel.
Comme l’a écrit Jean Hamburger la difficulté d’être à la fois ce conseiller si personnel et ce technicien si averti, nécessite un effort d’invention, de création, presque de découverte qui doit se renouveler d’un malade à l’autre. Voilà pourquoi l’acte médical réclame une totale liberté d’esprit, de la patience, de la persévérance.
La fin de vie soulève souvent des problèmes difficiles. À la question largement débattue : faut-il dire toute la vérité au malade en péril de mort ? Je réponds sans hésitation que si dire toute la vérité est dans le principe une obligation formelle, il ne faut pas la révéler quand le malade n’est pas en état de la recevoir et qu’elle peut le désespérer. Il ne faut en dévoiler que l’infime partie qui ne ferme aucune porte, il faut combattre l’angoisse et toujours laisser l’espérance.
Nous aspirons tous à la mort douce, apaisée, sans souffrance et sans anxiété. Mais la mort frappe inégalement, injustement, tuant l’un sans le faire souffrir, précédée chez l’autre de douleurs prolongées de moins en moins supportables. Le malade peut alors supplier le médecin d’interrompre le cours d’une vie devenue intolérable et le médecin est placé devant un dilemme. Le code de déontologie de 1995, complété par le décret du 6 février 2006, est parfaitement clair sur ce point : le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l’assister moralement. Il doit s’abstenir de toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique et renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements inutiles ou qui n’ont d’autre objet ou effet que le maintien artificiel de la vie. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort.
Tous ces impératifs recueillent un consentement unanime et sont parfois qualifiés d’euthanasie passive par opposition à l’euthanasie active, illégale dans notre pays, qui est l’acte délibéré de donner la mort par l’administration d’un poison; le médecin n’a pas le droit de tuer. Il dispose aujourd’hui de traitements puissants contre la douleur et l’angoisse et doit recourir sans économie à cette euthanasie d’apaisement. Les soins palliatifs instaurés par la loi Kouchner de 1999, et développés depuis la loi Leonetti de 2005 ouvrent une troisième voie en conciliant la durée et la qualité de la vie pour sortir du dilemme : une unité de soins palliatifs est implantée dans chaque centre hospitalo-universitaire et il en existe aujourd’hui près d’une centaine dans notre pays. Les soins palliatifs et l’accompagnement sont un vrai choix de société : ils témoignent de la place et de la valeur que nous souhaitons accorder à ceux qui vont mourir.
Alors que la médecine de soins prend en charge des malades, la santé publique concerne la collectivité. Avant d’être un savoir, elle est donc un pouvoir comme le démontrent déjà les premières structures de santé publique nées au 14e siècle dans les cités de l’Italie du Nord avec la mise en œuvre des mesures de quarantaine et d’isolement lors de la terrible épidémie de peste qui décima en 1348 le tiers de la population européenne. La pratique médicale s’est développée au milieu de grandes incertitudes. Celles-ci n’ont jamais justifié l’inaction ou le scepticisme mais bien au contraire ont stimulé la recherche et l’élaboration de stratégies où l’inconnu était autant que possible évalué.
Au 18e siècle, les épidémies meurtrières de variole s’abattaient régulièrement sur l’Europe. Voltaire écrit : sur 100 personnes, 60 au moins ont la petite vérole, dans ces 60, 10 en meurent et 10 en conservent toujours le fâcheux souvenir. Lady Worthley Montagu, épouse de l’ambassadeur anglais à Constantinople, ramène avec elle en 1720 une pratique utilisée en Asie pour prévenir la maladie : l’inoculation avec des croûtes provenant d’un malade atteint d’une forme relativement bénigne de variole. Elle fait inoculer son fils. L’inoculation se répand en Europe mais provoque quelques morts qui alarment l’opinion et le nombre des sujets inoculés reste trop faible pour prévenir les épidémies. En 1796, après avoir observé pendant des années que la vaccine de la vache (cow pox) protégeait les fermiers contre la variole et après avoir longtemps hésité, Edward Jenner prélève une goutte de pus chez une jeune vachère qui avait contracté la vaccine, l’injecte à un garçonnet de 8 ans qui présente une vaccine typique et 2 mois plus tard lui inocule la variole : la maladie ne se déclare pas. Jenner répète l’expérience à plusieurs reprises avec le même succès et conclut que la vaccine maladie bénigne protège contre la variole, maladie souvent mortelle sans avoir les risques de l’inoculation. En dépit de la crainte de l’innovation, la résistance contre cette découverte remarquable est relativement faible. En 1801, 100 000 Anglais ont été vaccinés.
Deux siècles plus tard, un débat assez comparable survient à propos de la vaccination contre l’hépatite B accusée de favoriser l’apparition de sclérose en plaques. Transmis le plus souvent par voie sexuelle, le virus responsable peut entrainer des hépatites fulminantes gravissimes et à long terme des cirrhoses et des cancers du foie.
En octobre 1998, notre Ministre de la Santé prend au nom du principe de précaution, la décision d’interrompre les campagnes scolaires de vaccination. Cette décision très médiatisée sème le doute dans l’esprit de la population et des médecins. Plusieurs études épidémiologiques et des études américaines cas – témoins démontrent l’absence de lien significatif entre la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaques. En Italie et au Canada, la vaccination des lycéens est poursuivie sans complication. À Taïwan, pays de haute endémie, Chang observe la régression du cancer du foie sous l’effet de la vaccination. Les critiques, notamment celles de l’OMS, vont entrainer l’annulation de la décision ministérielle de 1998 sans effacer les doutes jetés dans l’esprit de nos concitoyens sur l’intérêt d’une vaccination qui protège des milliers d’adolescents de graves complications hépatiques ultérieures.
Un dernier exemple des problèmes décisionnels difficiles en santé publique est fourni par la récente pandémie grippale A (H1 N1). La médiatisation de propopale A (H1 N1). La médiatisation de propos discordants alarmants ou trop rassurants suscite des doutes dans la population sur la réalité des dangers, difficiles à évaluer. Placée sous l’égide du principe de précaution et des recommandations de l’OMS, la décision légitime d’une vaccination de masse est mal comprise par la population et moins de 6 millions de français seront vaccinés.
Ces exemples démontrent la lourde responsabilité des décideurs politiques dans les situations d’incertitude. Comme l’a soulignée Michèle Barzach, l’expertise scientifique peut initier, informer, alerter mais elle ne peut pas se substituer à l’arbitrage politique. L’information aussi complète que possible de la population sur la réalité des enjeux et la motivation des décisions est indispensable pour obtenir sa confiance et son adhésion.
Pour conclure, je dirai que le doute existe bien en médecine. Il ne doit pas être un frein pour l’action mais un moyen pour éclairer la décision, sinon comme l’a écrit Pascal dans les pensées il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain.