La transmission génétique


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Discours de Jean-Louis Mandel, délégué de l'Académie des sciences

L’observation de la transmission familiale de caractéristiques physiques est très ancienne comme en témoignent des commentaires d’Hippocrate et de Platon, ce dernier prônant dans La République un eugénisme d’État qui fait frémir. Le caractère familial de l’hémophilie est évoqué dans le Talmud. C’est Maupertuis, qui aurait eu doublement sa place dans cette séance, puisqu’il fut élu à l’Académie des Sciences à l’âge de 25 ans, et 20 ans plus tard à l’Académie française, qui le premier utilisa le calcul de probabilités pour l’analyse de l’hérédité et montra que la transmission sur 4 générations d’un caractère morphologique, la polydactylie, peut se faire de manière égale par transmission maternelle ou paternelle.

Ce n’est qu’à partir de de la redécouverte des travaux de Gregor Mendel en 1900 qu’émerge progressivement la notion, au départ abstraite, de gène « un être de raison, sans corps et sans substance »  comme le rappelle François Jacob. La nature physique de l’information génétique, son encryptage dans l’ADN chromosomique des êtres vivants constituant leur génome, ainsi que les principes de base du fonctionnement des gènes et de leur réplication nécessaire à la transmission de cette information dans chaque cellule et de génération en génération, sont établis de 1944 à 1980. Mais ce n’est qu’à partir de 1977 qu’il devient possible de décrypter par séquençage de fragments d’ADN, le détail de l’information contenue dans un gène. Un effort international d’une quinzaine d’années (et de plus de 3 milliards de dollars) permit d’obtenir la séquence quasi complète des 3 milliards de lettres d’un génome humain, publiée en 2004. L’explosion méthodologique extraordinaire des techniques de séquençage de l’ADN au cours des 10 dernières années (entrainant un gain de rapidité et en terme de coût par un facteur d’environ un million) permet de déterminer non seulement les séquences des génomes de  très nombreuses  espèces dans les branches de la phylogenèse, mais aussi de séquencer un nombre rapidement croissant de génomes individuels de diverses  populations humaines.

L’analyse des génomes apporte des éléments importants de réponses (évidemment partielles) aux trois questions fondamentales qui sont le titre d’un des derniers tableaux de Gauguin : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Des questions que l’on peut aborder pour l’espèce homo sapiens et ses populations, et au plan individuel : de quelles variations génomiques ai-je hérité de mes parents, et par-delà, de mes ancêtres éloignés, et avec quelles conséquences, notamment pour ma santé et celle de mes enfants.

Une copie de génome humain correspond donc à une information de 3 milliards de lettres, les bases AGC et T, réparties de manière linéaire dans les 23 molécules d’ADN chromosomique. Nos cellules somatiques contiennent deux copies, une d’origine maternelle, une paternelle, alors que les cellules germinales ne contiennent qu’une copie, qui est un mélange de génome paternel et maternel. Cette information est structurée en éléments fonctionnels, les gènes, complétés par des régions dites régulatrices. Il existe environ 22 000 gènes codant pour des protéines et, de découverte plus récente, des milliers de gènes copiés en ARNs non-codants dont les fonctions sont souvent mal connues. Il faut ajouter le petit mais important génome mitochondrial, de transmission maternelle, alors que le chromosome Y se transmet de père en fils.

Au travers du génome hérité de nos parents nous héritons des séquences génomiques provenant de nos ancêtres.  Par-delà nos ancêtres homo sapiens, notre génome contient des séquences, modifiées plus ou moins profondément au cours de l’évolution, provenant de l’ancêtre commun à tous les hominidés, de celui commun à tous les primates, aux mammifères, aux vertébrés et ainsi de suite. Notre  génome est donc la mémoire de l’évolution. Le génome d’un humain se distingue de celui d’un humain non apparenté par environ 3 à 4 millions de variations de séquence. La très grande majorité de ces différences n’ont pas de conséquences détectables. D’autres peuvent modifier le fonctionnement d’un gène de façon subtile ou plus drastique, et entrainer des différences physiques, de susceptibilité aux maladies, et enfin dans les cas extrêmes, être responsables de maladies génétiques.

D’où venons-nous ?

Le séquençage des génomes a confirmé que tous les organismes vivants, bactéries, plantes ou animaux, partagent un ancêtre commun ayant existé il y a quelques 3,5 milliards d’années. On peut, grâce aux comparaisons bioinformatiques des génomes, voir pour chacun de nos gènes, s’il existe un équivalent non ambigu dans tous les organismes vivants (pour des fonctions de bases nécessaires à chaque cellule) ou d’origine plus récente dans la phylogenèse. Je donnerai l’exemple du gène qui inactivé par mutation entraine une maladie génétique dégénérative, l’ataxie de Friedreich,  touchant de manière progressive certains neurones ainsi que les cellules cardiaques. Ce  gène a un équivalent dans la levure de bière, dont nous séparent plus d’un milliard d’années d’évolution. Pourtant la levure n’a ni système nerveux ni cœur, mais elle a, comme nos cellules,  l’usine énergétique intracellulaire, la mitochondrie, dans laquelle fonctionne la protéine codée par ce gène.

Beaucoup plus proche de nous, le génome du chimpanzé ne montre que 1,3% de différence avec le nôtre, correspondant à environ 7 millions d’années d’évolution séparée, à mettre en comparaison avec les 0,1% de différence  entre deux humains non apparentés.

La mise au point par Svante Paabo, de techniques sophistiquées pour l’étude d’ADN d’os fossiles, a permis de déterminer depuis 2010 les séquences de génomes vieux de 50  à 60 000 ans d’hommes de Néandertal, une branche éteinte il y a 30 000 ans du genre Homo, et ayant vécu pendant près de 300 000 ans en Europe et en Asie de l’Ouest. Ceci a montré que nos ancêtres ayant émigré hors d’Afrique ont eu un métissage limité avec l’homme de Neandertal, et 2 à 3% des génomes européens ou asiatiques actuels sont d’origine néandertalienne. Ce transfert par métissage de variants néandertaliens a peut-être pu constituer un avantage adaptatif pour la survie de nos ancêtres dans les conditions climatiques plus rigoureuses que celles de l’Afrique d’origine.  Encore plus étonnante fut la découverte, à partir d’un os de phalange d’une petite fille, retrouvé dans la grotte de Denisova, en Sibérie, de l’existence d’une autre branche éteinte de l’évolution humaine (dite Homme de Denisova), ayant contribué par métissage environ 5% du génome de populations mélanésiennes actuelles.

Le génome des populations humaines garde la trace de variations ayant eu, au cours de leur histoire, une valeur adaptative à des conditions environnementales spécifiques. Je donnerai des exemples de mutations affectant une seule lettre du génome, survenues chaque fois chez un seul individu et qui se sont répandues en l’espace de 5000 à 20000 ans pour être présentes dans 80% à près de 100% des génomes des  populations d’origine européenne. Un variant confère la tolérance au lactose au-delà de la petite enfance, un avantage sélectif permettant de bénéficier d’une alimentation lactée provenant de l’élevage pastoral qui se développa en Europe. Deux variants dans des gènes différents ont fortement contribué à l’éclaircissement de la peau, dont on pense qu’il protégeait du rachitisme dans un environnement à l’ensoleillement limité et où l’apport alimentaire de vitamine D était très limité  (l’action du rayonnement UV sur l’épiderme étant nécessaire pour la production de vitamine D). Une peau foncée par contre protège des effets cancérigènes des rayons UV dans l’environnement africain très ensoleillé qui est l’origine de l’humanité. Ainsi à ces 3 endroits du génome, la grande majorité des européens ont hérité de segments génomiques provenant de ces 3 individus.  D’autres mutations se sont répandues à très haute fréquence dans les populations africaines car elles conféraient une protection contre le paludisme.

L’analyse de la minorité de variants génétiques  qui montrent une différenciation importante de fréquence entre diverses populations du globe permet maintenant, avec une assez bonne fiabilité, de déterminer les origines géographiques d’un individu. Ceci est utilisé dans le cadre d’études visant à identifier des facteurs de risque pour des maladies communes, où l’homogénéité des populations étudiées est absolument nécessaire.   C’est aussi la base d’applications dites récréatives, pour les personnes souhaitant connaitre leurs populations d’origine, retrouver des cousins éloignés de 4 ou 5 générations, ou même leur famille biologique, pour des enfants adoptés.

Des entreprises privées à l’étranger proposent ainsi des tests génétiques dont l’utilisation en France est interdite par les lois de bioéthique, qui réservent l’analyse du génome à des seules fins de diagnostic médical ou dans un cadre judiciaire. Une telle interdiction est-elle justifiée pour des personnes adultes souhaitant avoir des informations sur leur génome ? Je ne le pense pas.

Que sommes-nous ?

Notre génome définit notre appartenance à l’espèce humaine, et contient les informations de base pour le fonctionnement (et quelquefois des dysfonctionnements) de nos cellules et de nos organes. Il définit notre identité génétique, et les empreintes génétiques sont devenues un élément déterminant en criminologie. Mais nos capacités, nos comportements, notre santé au cours de notre vie, sont-ils principalement déterminés par les variations présentes dans notre  génome ?  Bien évidemment tous ces aspects sont très largement influencés par notre environnement physique, chimique ou biologique (les expositions aux agents infectieux), notre environnement éducatif et culturel, notre histoire individuelle. L’étude des maladies montre clairement le rôle des interactions entre facteurs génétiques (multiples) et facteurs environnementaux également complexes.

L’importance relative (et notre connaissance) des facteurs environnementaux et des facteurs génétiques varie grandement pour chaque caractère considéré. Dans le cas des maladies dites génétiques, la présence d’une ou deux mutations suffit à prédire une perte plus ou moins rapide des capacités musculaires (pour les myopathies), de la vision ou de l’audition pour les rétinopathies ou les surdités génétiques.

Les recherches récentes sur les facteurs génétiques de prédisposition aux maladies communes ont identifié des facteurs de risque importants pour la maladie d’Alzheimer ou la dégénérescence maculaire liée à l’âge, sans toutefois permettre une prédiction individuelle fiable. De nombreux gènes sont impliqués dans la prédisposition au diabète de l’adulte ou à l’obésité, mais bien évidemment l’explosion mondiale récente des cas de diabète et d’obésité n’a pas une origine génétique, les caractéristiques génétiques d’une population ne se modifiant que sur des échelles de milliers ou dizaines de milliers d’années, alors que les changements environnementaux et culturels sont beaucoup plus rapides, quelquefois moins d’une génération. La génomique permettra dans certains cas une médecine préventive et personnalisée plus efficace, et un important programme a été proposé par le Président Obama pour développer cette médecine dite de précision.

Tout en reconnaissant l’importance de ces approches, et les premières démonstrations d’efficacité pour certains cancers, il ne faut pas sous-estimer les difficultés et ne pas survendre les résultats attendus à court ou moyen terme. Ainsi, en  ce qui concerne les maladies psychiatriques de l’adulte, le bilan des énormes études génétiques des dernières années est modeste, car les effets génétiques identifiés ne contribuent que de façon très mineure au risque de développer ces pathologies. Je terminerai par un exemple qui touche les capacités intellectuelles. Une mutation affectant une seule lettre sur les 6 milliards du génome d’un individu peut, si elle est localisée  à un des endroits critiques d’un gène parmi plus de 400 actuellement identifiés, entraîner une déficience intellectuelle, une condition qui affecte 2% de la population, avec dans les cas les plus sévères,  absence d’acquisition du langage. À l’opposé, des études très récentes essayant d’identifier des variations génétiques pouvant influencer les capacités cognitives dans la population générale (sur 72 000 personnes et même sur 1400 individus avec QI supérieur à 170 !) ont eu des résultats largement non-concluants, et prédisant au mieux, 1% de la variabilité des capacités cognitives. Un élément inattendu dans cette évocation de la transmission génétique : la découverte très récente qu’une des causes majeures de déficience intellectuelle est  la transmission de mutations non présentes chez les parents, et survenues lors de la spermatogenèse (le plus souvent) ou de l’oogenèse. Les erreurs dans la transmission génétique sont en fait le prix à payer pour que l’évolution soit possible.

Où allons-nous ?

Pourrait-on contrôler le génome que nous transmettons à nos enfants, et plus généralement pourrait on (et souhaiterait-on ?) modifier de manière ciblée, comme nous l’annoncent certains, le génome humain de manière transmissible aux générations futures.

À la première question, la réponse est oui déjà depuis plus de 20 ans dans notre pays (et dans bien d’autres), tel qu’exemplifié par le dépistage prénatal quasi-systématique de la trisomie 21 conduisant le plus souvent à l’interruption dite médicale de la grossesse en cas de fœtus atteint. Les progrès technologiques ont étendu le champ du diagnostic prénatal à de nombreuses autres maladies génétiques rares particulièrement sévères. Un sujet dont on parle très peu, car il est perçu comme éthiquement délicat, est celui des nouvelles possibilités de dépistage systématique des couples à risque d’avoir un enfant atteint de maladies héréditaires dites récessives (telles la mucoviscidose), dépistage  déjà pratiqué pour un nombre limité de maladies dans des pays tels qu’Israël ou les États-Unis. Il me paraît nécessaire que ce sujet soit discuté plus ouvertement dans notre pays.

En ce qui concerne la modification transmissible du génome humain, les inquiétudes actuelles à ce sujet viennent là encore d’une révolution technologique permettant de modifier de manière ciblée et efficace les génomes de tous les organismes vivants.  Il s’agit de la technologie CrispR, datant de 2012 et déjà adoptée par les  laboratoires de recherche. Si on peut prévoir des applications dans le domaine de la thérapeutique de maladies héréditaires ou même du SIDA, par modification non transmissible à la descendance du génome de cellules souches, et des applications en agriculture ou dans le contrôle d’organismes nuisibles vecteurs de maladies (tels l’anophèle pour le  paludisme), la crainte (ou l’espoir) de modifications germinales à but d’amélioration du génome humain (ou du génome de certains humains) me paraissent tenir plus du fantasme que d’une perspective réaliste même à moyen terme.

L’étude de la transmission génétique est un domaine scientifique passionnant, qui nous éclaire sur des questions fondamentales, mais qui est susceptible également de dérives, comme toute activité humaine nouvelle. Il est important qu’une large transmission du savoir et des questionnements dans ce domaine puisse contribuer au contrôle éclairé des applications, tout en laissant ouvert le champ de l’accroissement des connaissances.