La Transmission, Maître et disciple


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Discours de Aymeric Zublena, président de l'Institut et président de l'Académie des beaux-arts

Piètre disciple qui ne surpasse pas son Maître

écrit vers 1490, Leonardo Da Vinci dans son traité sur la peinture, dont les notes, rapportées d’Italie par le Général Bonaparte, sont conservées dans le manuscrit A de l’Institut de France.

Et encore cette pensée de Georges Steiner, « un des nombreux privilèges du Maître, c’est d’éveiller chez les autres des pouvoirs et des rêves qui dépassent les siens ».

En ces temps de crises qui frappent les institutions en charge d’éduquer et de transmettre les savoirs, ces propos sont porteurs d’une pensée qui ne parle ni d’autorité ni de techniques de transmission, mais de dépassement et de rêve.

Oui, les conditions sociales, les contraintes d’enseigner au grand nombre, et les nouveaux moyens de transmission représentent un défi particulier propre à notre époque. Mais cette ambition de dépassement, cette aspiration au rêve, toujours présentes au cœur des enseignants, il faut veiller à les maintenir et à les réaffirmer.

Oui, il y a une crise de la transmission. Les causes en sont connues, elles sont nombreuses, évoquons en quelques-unes :

Causes que nous appellerons techniques, dues à l’apparition des puissants moyens de communication qui bouleversent les conditions d’accès à l’information et au savoir. En constante évolution, toujours plus sophistiqués, universels dans leurs applications et leur usage, ces moyens ont, dit-on, rendus caduques les formes traditionnelles de l’enseignement.

Cette facilité d’accès aux connaissances multiples, sans le truchement d’un maître, fragilise l’autorité de ceux qui sont en charge de transmettre le savoir et remet en cause les valeurs qui les légitiment.

Autre cause, moins souvent citée, celle de la spécialisation des disciplines qui, générant à la fois leur autonomie et leur interdépendance, rend complexe et illusoire la transmission d’un savoir par un seul individu aussi savant et cultivé soit-il.

On assiste ainsi à la multiplication des experts, à la divergence de leurs points de vue, qui créent ce sentiment d’une connaissance parcellisée, émiettée, en constante évolution dont la valeur devient alors relative.

Nul ne conteste l’extraordinaire apport de l’informatique et de son avatar l’Internet. Michel Serres dit justement qu’ils ont libéré la mémoire et rendu disponible le cerveau pour de plus nobles fonctions, imaginer et inventer. Mais, nous dit aussi Marceline Loridan-Ivens, « avec l’ordinateur on cherche, on regarde et on oublie ».

Je pense que ces moyens remarquables ont eu un autre effet, celui de donner naissance et de faire émerger une nouvelle société d’autodidactes.

En effet la transmission des savoirs ou des compétences se réalise habituellement dans une relation hiérarchisée, sans qu’elle soit nécessairement autoritaire, dans un rapport accepté d’individu à individu ou d’individu à groupes, au sein d’écoles, de facultés, d’ateliers ou de laboratoires, lorsque se mêlent théories et pratiques.

Or ce qui caractérise cette nouvelle société d’autodidactes, c’est une rupture, non formulée mais réelle, avec l’Institution (avec un grand I) dont on remet en cause la légitimité, la pertinence des savoirs transmis et les valeurs auxquelles elle se réfère.

Ce n’est pas que l’autoacquisition n’existait pas auparavant. Elle s’effectuait aussi au fil des curiosités successives et des besoins ressentis par ceux qui voulaient s’épanouir ou réussir dans la carrière qu’ils avaient choisie. Il a existé des autodidactes célèbres et respectés mais la plupart étaient, selon Georges Lemeur, les témoins « d’une réussite socio-professionnelle de personnes qui ne devaient "normalement" pas s’élever dans la hiérarchie sociale… L’autodidacte emblématique manifestait un respect à l’égard de l’Institution éducative et s’appropriait par des voies non scolaires le capital intellectuel qui lui faisait défaut ».

J’ai le sentiment que ce n’est plus ce respect que ressentent les autodidactes d’aujourd’hui.

J’ai évoqué la complexité croissante des disciplines, leurs constantes spécialisations, leur interaction nécessaire pour rendre compte de phénomènes complexes. Les exemples en sont nombreux dans le monde scientifique, je n’aborderai pas ce domaine, mais permettez-moi, en quelques mots, d’évoquer celui de l’enseignement de l’architecture et des évolutions qu’il a connues.

Dans l’École des Beaux-Arts, celle de ma lointaine jeunesse, l’enseignement de l’architecture était essentiellement dispensé par un Patron Chef d’Atelier. Certes, d’éminents Professeurs prodiguaient "ex cathedra" des cours théoriques, de mathématiques, de physique, de chimie, de résistance des matériaux et bien sûr d’histoire de l’Art. Mais ces éminents professeurs ne quittaient jamais leurs chaires, et d’ailleurs on ne le leur demandait pas, pour rencontrer les étudiants au sein de leurs ateliers.

L’Atelier, ce lieu mythique où s’effectuait, sous la tutelle exclusive du Patron, l’exercice du projet, élément central de l’enseignement de l’architecture.

Or, à la suite des bouleversements que nous connaissons, la direction de cet exercice est devenue collégiale. Architectes, ingénieurs, sociologues, plasticiens, jeunes pour la plupart, participèrent dans une autorité partagée à l’encadrement hebdomadaire des étudiants.

Certes cette nouvelle forme d’enseignement a été bénéfique, elle a insufflé un air frais dans ces Écoles d’architecture qui ont succédé à la défunte section d’architecture de l’École des Beaux-Arts. C’est de ces Écoles que sont sorties les générations d’architectes qui ont imaginé et conçu une architecture d’une qualité et d’une originalité reconnue internationalement.

Mais pourtant, sans remettre en cause ni la légitimité des compétences respectives, ni l’intérêt d’une collégialité d’experts, les étudiants ont peu à peu exprimé le besoin et le désir de se référer à un personnage central, à un « Maître », même si ce terme n’avait plus court, à une personnalité dont la culture et les œuvres suscitaient en eux ce rêve et ce désir de dépassement que j’évoquai il y a quelques instants.

J’ai ainsi la conviction que, malgré l’accélération torrentielle d’informations, la multiplication des réseaux et des outils qui sont maintenant à notre disposition, la fonction essentielle du "Maître" subsistera.

Elle reste à redéfinir, à réinventer pour que la transmission du savoir s’accomplisse dans sa totalité, pleinement et je dirai humainement.