Discours de M. Michaël Levinas, délégué de l'Académie des beaux-arts
Les sons peuvent-ils être transparents ? Y aurait-il des musiques que l’on pourrait qualifier de transparentes ? La question semble paradoxale, à moins qu’elle ne conduise à aborder d’emblée la question de la métaphore, de l’allégorie et de la transmutation dans les arts.
Est-il nécessaire de préciser que la transparence est un critère utilisé par les acousticiens pour définir une analyse objective d’un enregistrement stéréophonique ?
La transparence, pour un ingénieur du son est en quelque sorte un critère de perfection de l’enregistrement, ce que l’on appelle « une perception sans voile ».
Il est aussi d’usage en acoustique d’utiliser les critères d’analogies spectrales avec les couleurs pour définir certains bruits et certains sons, comme le bruit blanc ou le bruit rose par exemple. Un son transparent serait-il alors un son sans composantes spectrales, ou, pour le dire autrement, un son inaudible ? Certes non.
En musique la transparence engendre souvent le transparaître. Le lien entre ces deux termes est important. J’entends par transparaître, dans le domaine sonore, non seulement le fait qu’un timbre se manifeste au travers un autre et non pas qu’il se superpose, mais aussi que l’un est transformé par l’autre selon diverses modalités qui se déroule dans le temps : un son qui s’en va fait place à un autre son, selon deux ondes acoustiques qui donne naissance à une succession de battements complexes et suggestifs de ce « transparaître » progressif qui temporalise le passage d’un son à l’autre, sans être pour autant, ni un mixage, ni un principe cinématographique de fondu-enchaîné. De ce fait, le son subit des modifications, des métamorphoses qui ouvre un champ important de la composition et d’interprétation.
Comme compositeur et pianiste, j’attache une importance primordiale à ces phénomènes psycho-acoustiques spectraux, notamment dans l’art de l’orchestration, l’écriture et le toucher pianistique depuis le XIXème siècle ou bien encore dans les mixtures de l’orgue.
Transparaître : ce terme n’est pas utilisé par les acousticiens, mais il requiert d’emblée pour moi une dimension métaphorique déterminante.
Si l’on peut parler de transparence en musique et que celle-ci est considérée à certaines époques comme une qualité recherchée, en revanche, à ce qui serait son antonyme, l’opacité, des compositeurs comme Olivier Messiaen substituent à la luminosité de la transparence et au transparaître qui en découle, une manière toute picturale de désigner certains timbres et certaines musiques, en les qualifiant de « noires » ou de grises » - ce qui dans la bouche de Messiaen était un jugement péjoratif. La musique devait être lumineuse, à savoir, colorée.
Il n’empêche, que dans l’histoire de la musique, l’opacité, dans son rapport antinomique avec la transparence, ne saurait se réduire à une qualité négative.
Mais qu’est-ce donc que cette transparence que le musicien voit en entendant ?
Il se trouve d’emblée confronté, d’un seul tenant, à l’abstraction, à la pure matérialité du son, mais aussi aux autres dimensions du musical, à savoir ce que j’ai appelé dans le passé l’au-delà du son, ainsi que les correspondances et les analogies, la représentation visuelle et imaginaire qu’implique la musique, notamment dans le domaine de l’opéra, du théâtre, de la scène en général et du monde cinématographique.
Qu’entend le musicien : la transparence ou « comme de la transparence », surtout s’il admet qu’il ne s’agit pas là d’une catégorie strictement métaphorique, poétique et allégorique ?
Elle renverrait au concept aristotélicien du « Diaphane » et à une sensibilité phénoménologique plus récente. Mais doit-on dire diaphane ou transparence ?
Citons les propos d’Anca Vasiliu :
Le diaphane, ce concept, porte en lui tous les mouvements de la pensée aristotélicienne, de nombreux retours, reconsidérations, redéfinitions à l’aide desquels l’auteur circonscrit à la fois la notion en question, le transparent, le diaphane, en lui adjoignant ses corrélatifs, la lumière, le visible, la vue, la couleur. (Cf., Du Diaphane, Paris, Librairie Vrin, 1997)
« Il y a donc du diaphane » (Deuxième livre du traité De l'âme, 418b 4, chap. 7, p. 48) affirme Aristote dans le deuxième livre du traité De l’âme. Cependant qu’Edmond Barbotin, dans l’édition des Belles Lettres traduit le mot grec diaphanès par « transparent » et dans une traduction plus récente de Robert Bodéüs, diaphanes est traduit par le mot transparence. Sans prolonger le débat philologique autour de cette question, je cite un passage du texte d’Aristote qui a retenu mon attention dans la traduction de Bodéüs :
Il y a donc de la transparence (et non pas, « Il y a du diaphane »). Or, par transparence, j’entends ce qui, bien que visible, ne l’est pas de soi, pour dire les choses simplement, mais en raison d’une couleur qui lui est étrangère ; et telle est la qualité de l’air, de l’eau, de beaucoup de solides. Car ce n’est pas en tant qu’eau, ni en tant qu’air, que ces corps ont de la transparence, mais du fait qu’ils sont dotés d’une certaine nature qu’on retrouve identique en chacun des deux et dans le corps éternel supérieur. (Cité par Anca Vasiliu en notre de bas de page, p. 44)
Encore un mot de ce texte d’Aristote : dans sa traduction du Traité de l’âme, Jean Tricot précise, comme le font d’autres traducteurs, que ce « corps éternel situé dans la région supérieure de l’Univers » désigne l’éther, qui tient une place importante dans la pensée d’Aristote, chez les grecs et dans la pensée médiévale. L’éther pour le musicien a souvent représenté une source d’inspiration en ce qu’il évoque l’aspiration vers le haut, l’affranchissement de la gravitation tonale et le surnaturel sonore. Le compositeur fait ainsi l’expérience de l’inouï, de l’atmosphériques, de la dématérialisation de phénomène acoustique, de la transcendance en musique qui, paradoxalement, nécessite le savoir physique sur le son. La musique éthérée appartient au système tout en l’excédant. La transparence est peut-être un autre mot pour désigner cette expérience à la fois réelle et sublime. Nous admirons tous Atmosphère et Lontano de Gyorgy Ligeti ou les nuages stochastiques de Iannis Xenakis.
Revenons à la métaphore : voir le son dans sa transparence ; voir le son transparent.
Aristote parle de l’eau et de l’air. J’entends personnellement dans la question de l’air, le souffle, le mouvement respiratoire de l’arsis et thesis, la vibration par sympathie, toutes ces préoccupations qui ont fondé mon travail de compositeur et d’interprète.
Permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel : Alors jeune pensionnaire compositeur à la Villa Medicis, je travaillais comme pianiste Les Années de pèlerinage de Liszt et je composais un Concerto pour piano. Je me rendis à Tivoli, à la Villa d’Este. Je retrouvais immédiatement en traversant les loggias du jardin le souffle et le bruit blanc des fontaines, la transparence de l’eau, dont Liszt, dans son œuvre Les jeux d’eau de la Villa d’Este, avait voulu formaliser en recherchant des timbres inouïs et éthérés, grâce au recours à une écriture virtuose. Ce fut pour moi une révélation, au sens où je comprenais, pour reprendre l’expression d’Aristote, qu’il y a bien du transparent dans la musique, et que le toucher de l’interprète doit pouvoir exprimer par la virtuosité un phénomène sonore de nature à la fois polyphonique et allégorique. D’ailleurs, historiquement, ces gerbes irisées des jeux d’eau lisztiens ne sont pas très éloignées d’autres ondes aquatiques et nuées transparentes enveloppant l’orchestre wagnérien, notamment dans le Prélude de l’Or du Rhin. Ce qui m’intéresse chez Liszt, c’est que la transparence n’est pas la conséquence d’une musique écrite pour la scène. Il ne s’agit pas d’une transparence destinée à être représentée et illustrée, mais d’une structure purement sonore.
Liszt aura donc entendu et contemplé la transparence de l’eau, ses bruissements troubles, multiples, modulés par les espaces acoustiques réverbérés par les loggias et les vasques. Cette écoute par le regard engage à son tour un nouveau type de métaphore, si fondatrice à la fin du XIXème siècle de la question de la transparence aquatique du timbre telle qu’elle se déploie dans la virtuosité pianistique qui marquera de manière indélébile l’école impressionniste. Cette écoute du timbre et virtuosité de l’écriture et du geste instrumental auront été déterminantes dans mon travail de composition, notamment dans l’écriture du Concerto pour un piano-espace dont j’ai rédigé les premières esquisses et études à la Villa Medicis, après la visite à Tivoli, après le choc révélateur des jeux d’eau de la Villa d’Este.
Pourquoi ce modèle est-il si important ? Le modèle de l’eau est déjà en soi une écriture de la virtuosité, je pense à l’utilisation du trémolo, des trilles néobaroques, dont la caisse de résonance sympathique du piano contribue à brouiller subtilement et à susciter à la perception une transparence précisément. Cette caisse de résonance fait naturellement écho à la résonance spatiale des loggias qui réverbèrent le son, pareilles aux anciennes relations entre le contrepoint et l’harmonie dans sa verticalité. Le modèle laisse transparaître à travers l’effet de brouillage acoustique, ce nuage sonore qui, du point de vue de l’écriture, représentent les figures du contrepoint correspondant à l’évolution des grilles harmoniques devenues trémolos et trilles par-dessus une mélodie sous-jacente. Ce sont ces polyphonies même et ces mélodies qui transparaissent dans le bruit de l’eau, et se sont ces textures, dont on peut dire qu’elles sont transparentes et brouillées, qui formalisent le monde du son, et, en le formalisant, donne naissance à une écriture suspendue et « éthérée ».
Liszt cite dans la partition les évangiles : « sed aqua quam ego dabo, fiet in eo fons aqua salientis in vitam aeternam ».
Permettez-moi d’ajouter à cette citation une autre référence, extraite de l’Exode, au moment où Moïse reçoit les tables de la Loi, en présence du peuple hébreu : « et le peuple vit le son du Chofar ». Par analogie lointaine, nous pouvons dire que Liszt vit le son de l’eau en même temps qu’il l’entendit.
L’écriture semble désormais se voiler et se dévoiler des phénomènes en résonance et « timbres-harmonies » qui se diffusent à toute la polyphonie, à la mélodie et à l’harmonie. C’est ainsi qu’il faut entendre par exemple chez Debussy (pour ne citer que cet exemple), le célèbre prélude Voile aux polyphonies constituées de lignes transparaissant les unes des autres dans une fluidité trouble, affranchie de toute rhétorique cadentielle, de toute pesanteur et gravité, comme la petite phrase de Vinteuil dans la Recherche. Je pense aussi à un vers sublime de Verlaine dans les Fêtes galantes : « Et sangloter d’extase les jets d’eau/les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres ».
Il est certes évident que mon commentaire des Jeux d’eau à la villa d’Este, avec ces gerbes transparentes, vibrantes, brouillées et cristallines rejoint mon expérience personnelle de compositeur/interprète. Le bruit blanc, le souffle dans mon Concerto pour un piano-espace laissent transparaître les modulations des instruments de l’orchestre.
Qu’en était-il du regard sur le son dans les années 80 ? En ce temps, les jeunes compositeurs sortis de la classe d’Olivier Messiaen auscultaient les lois internes du son. L’heure était à la célébration du développement de l’informatique musicale et des nouvelles technologies.
Messiaen, imperturbable, continuait à croire en une musique « colorée », qui se voit autant qu’elle s’entend. Il parlait souvent de la lumière diffractée et harmonique des vitraux des maîtres verriers de la cathédrale de Chartres.
Ne risque-t-il pas d’arriver que trop de transparence altère le phénomène de transparence lui-même ? Toute réalité perçue dans sa réalité même deviendrait métaphorique ? J’ai évoqué les Maîtres verriers de la cathédrale de Chartres. Le Maître verrier, en laissant transparaître la lumière, en la métamorphosant, transcende-t-il aussi le réel ? N’y a-t-il pas une autre transparence, un diaphane qui pourrait aller jusqu’à la profanation du réel, et non plus sa sublimation ?
Aux Jeux d’eau de la Villa d’Este s’opposerait alors le poème en prose de Baudelaire, Le Mauvais vitrier (Le Spleen de Paris). Je cite le passage où Baudelaire est saisi d’une haine aussi soudaine que despotique à l’égard de ce pauvre vitrier qui montait sans doute les étages avec une vitre transparente, sans qualité particulière, une vitre toute simple, quasi triviale :
Enfin il parut : J’examinais sérieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « Comment ? Vous n’avez pas de verres de couleurs ? Des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! Vous osez vous promener dans des quartiers pauvres et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau !
La fenêtre transparente du mauvais vitrier, n’était-elle pas déjà un filtre magique derrière lequel cette réalité était immanquablement transmutée ? Le réel est-il perceptible dans une totale transparence ? Alors la vitre transparente ne pourrait jamais être tout à fait l’être, même si elle ne peut sans doute pas faire voir le réel de la vie en beau. N’y a-t-il pas là une proximité, une sensibilité du poète avec l’acte de foi de Messiaen et son invitation à s’ouvrir à une musique colorée, une musique dont la vocation est de laisser transparaître plutôt que d’être totalement transparente ? Et que faire du crépuscule ? Ni transparent, ni opaque. Pourtant quelque chose dans la transparence s’interposerait immanquablement. Toute représentation ne serait-elle pas déjà transmutation de réel ?