Le risque de la création


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Discours d'Édith Canat de Chizy, délégué de l'Académie des beaux-arts

« Il ne peut y avoir d’art sans risque » disait le compositeur Maurice Ohana. Risque qu’il a lui-même traversé dans un parcours solitaire, à contre-courant des esthétiques dominantes de l’époque, risques multiples qu’implique la création artistique, risques qu’il faut oser prendre pour pouvoir construire une œuvre. À commencer par celui des pressions familiales et sociales, telles que les ont vécues Cézanne, Gauguin, Van Gogh, et qui les ont amenés à d’inévitables ruptures. Histoire d’une différence dont l’artiste prend conscience souvent très tôt, parfois confusément et douloureusement, différence qu’il faut alors assumer pour exister, épreuve que j’ai moi-même traversée.

        

         Mon confrère peintre Vladimir Veličković, fils unique, raconte ainsi son départ après avoir senti la méfiance de son père par rapport à son orientation vers la création : « J’ai senti la nécessité d’un détachement familial. Je suis allé à Zagreb pour couper net avec la famille. » Et plus loin, parlant de son arrivée à Paris : « Je suis venu de l’Est avec un bagage… ». Le même Veličković, longtemps professeur à l’École des Beaux-Arts, évoque « l’importance du savoir et du travail bien fait », à savoir l’importance de l’apprentissage de la tradition et de la transmission.

Mais le poids de l’empreinte de ces maîtres ne peut-il comporter un autre risque, celui du modèle. Comment alors s’en affranchir ?

 

         Nicolas de Staël, alors âgé de 22 ans, écrit du Maroc à sa mère adoptive Mme Fricero : « C’est indispensable de savoir la loi des couleurs, savoir à fond pourquoi les pommes de Van Gogh à La Haye, de couleur nettement crapuleuse, semblent splendides, pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs aux plafonds et que ces nus semblaient sans taches et d’une couleur de chair éclatante. Pourquoi Véronèse, Vélasquez, Frans Hals, possédaient plus de 27 noirs et autant de blancs ? Que Van Gogh s’est suicidé, Delacroix est mort furieux contre lui-même, et Hals se saoulait de désespoir, pourquoi, où en étaient-ils ? Leurs dessins ? Pour une petite toile que Van Gogh a au musée de La Haye on a des notes d’orchestration de lui pendant deux pages. Chaque couleur a sa raison d’être et moi, de par les dieux, j’irais balafrer des toiles sans avoir étudié ? ».

         Pour celui qui plus tard prit le risque de l’abstraction, puis celui du retour à une ébauche de figuration, ce texte est un fulgurant exemple d’un questionnement incessant des maîtres du passé pour y puiser son génie personnel. Ce parcours de Nicolas de Staël nous amène d’ailleurs au rôle joué par la critique d’art, lui qui s’est vu livré aux gémonies quand sa recherche l’amena à réintroduire la figuration dans son œuvre. Il avait osé bouleverser les repères et les critères du marché de l’époque. Il avait osé risquer la contradiction et par là même le rejet de toute une société d’artistes et d’intellectuels européens, alors qu’il était encensé outre-Atlantique.

         Mais quoiqu’il en soit, l’artiste et son œuvre sont nécessairement confrontés qu’ils le veuillent ou non à des enjeux mercantiles et le plus souvent pervers.

         Martin Heidegger dit à ce sujet en 1935 à propos des œuvres d’art : « Critiques d’art et connaisseurs s’en occupent intensément. Le commerce des objets d’art veille à pourvoir le marché. L’histoire de l’art transforme les œuvres en objets de recherche scientifique. Mais, au milieu de tout cet affairement, rencontrons-nous encore les œuvres ? Où donc l’œuvre est-elle chez elle ? En tant qu’œuvre, elle est chez elle uniquement dans le rayon qu’elle ouvre elle-même par sa présence. »

Le regard, regard de la critique, affronter le risque du regard de l’autre, regard attendu, désiré ou redouté, admiratif ou assassin. Même épreuve pour une création en concert : succès, indifférence, commentaires chaleureux… ou destructeurs…

 

         Le sculpteur Mauro Corda décrit ainsi son expérience : « Ce sont les autres qui font de vous l’artiste naissant, le regard des autres sur les premiers dessins… Il faut se protéger, ne pas se mettre en avant, ni chercher à séduire… Je sais qu’il faut se protéger des illusions, du côté glauque et avide des rapports humains ». À l’opposé, de célèbres amitiés ont jalonné l’histoire, comme celle d’Haydn pour Mozart, celle de Liszt pour Berlioz, de Brahms pour Schumann, et surtout celle de Louis II de Bavière pour Wagner, et dans le domaine de la peinture, outre le soutien permanent de Théo Van Gogh pour son frère, le mécénat de Gustave Caillebotte pour ses amis impressionnistes.

         Par ailleurs, le risque de la mondanité peut entraîner celui du compromis esthétique, celui du désir de plaire, plus fort que l’intransigeance de la recherche personnelle, risque qui peut conduire à une œuvre affadie, redondante, privée de cette énergie propre à l’acte créateur.

         La complaisance du regard peut en engendrer un autre, celui du confort : ne rien changer de ce qui plaît, ce qui se vend et correspond à la tendance d’une époque.

Dans sa « Prière 66 » adressée aux « Princes des Cieux et de la Musique », le compositeur Maurice Ohana écrivait : « Donnez-moi de continuer les destructions libératrices qui ont ouvert nos chemins ». Et plus loin : « Donnez-moi de me contredire… ». La liberté de la contradiction, celle d’être son propre maître, d’aller là où l’on veut aller… celle-là même qu’avait prise Nicolas de Staël comme je l’ai évoqué précédemment.

 

         Cette liberté du créateur peut le confronter au risque de se perdre dans son imaginaire. Il y a en effet une relation fragile entre la réalité et l’univers singulier qu’il se crée, une ouverture sur l’inconnu où l’artiste risque de se perdre sans parvenir à la réalisation de l’objet, ou entrer dans une fusion totale avec lui. A contrario, cette nouvelle perspective peut être une formidable source d’inspiration, comme le dit René Char : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? ». Cet inconnu se manifeste d’abord par l’irruption du hasard dans l’élaboration de l’œuvre : la logique échappe au créateur, il doit suivre l’imprévisible évolution de ce qu’il avait au préalable imaginé. Ainsi l’expérience de Nicolas de Staël : « Le contact avec la toile, je le perds à chaque instant et le retrouve et le perds. Il le faut bien parce que je crois à l’accident, je ne peux avancer que d’accident en accident ; dès que je sens une logique trop logique, cela m’énerve et vais naturellement à l’illogisme… Je crois au hasard comme je « vois » au hasard, avec une obstination constante… ».

         Curieusement, Francis Bacon décrit la même expérience dans les mêmes termes : « Dans mon cas, et plus je vieillis, plus il en est ainsi, toute peinture est accident. Ainsi, je vois d’avance la chose dans mon esprit, je la vois d’avance, et pourtant, je ne la réalise presque jamais comme je la prévois. Elle est transformée par le fait même qu’il y ait peinture. »

         Mais cette immersion dans cet autre monde peut entraîner l’artiste vers l’abîme : c’est le vertige dont parle Nicolas de Staël : « Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour… Lorsque je me rue sur une toile de grand format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me mets toujours dans des états lamentables de découragement. Je n’arrive pas à tenir, et même les toiles de trois mètres que j’entame et sur lesquelles je mets quelques touches par jour en y réfléchissant finissent toujours au vertige… Si le vertige auquel je tiens comme à un attribut de ma qualité virait doucement vers plus de concision, plus de liberté, hors du harcèlement, on aurait un jour plus clair… ».

Vertige qu’il ne contrôle plus et qui l’amène au suicide : « Entre la réalité et moi, il s’est bâti un mur opaque, lourd, pesant. Il faut que je vous décrive ce mur. À droite, plus d’ouverture. À gauche, un peu de lumière. Pour arriver à passer par là, pour trouver la grande lumière, je dois me débarrasser de ma carcasse d’homme ». Le 16 mars 1955 Nicolas de Staël sort vers 22h de son atelier d’Antibes et se précipite dans le vide.

 

         Suicide de Nicolas de Staël, suicide de Van Gogh, folie de Schumann envahi par des sons qu’il ne pouvait plus maîtriser.

 

         Dans sa dernière lettre à son frère Théo (lettre que Vincent portait sur lui le jour de sa mort), Van Gogh écrit : « Eh bien mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison a fondu à moitié…bon… ». « J’y risque ma vie » : voici l’ultime risque de la création.

 

Peut-être encore plus triste est le risque du tarissement : certaines circonstances peuvent amener l’artiste à une désaffection de son œuvre ou à une incapacité de créer, soit qu’il n’ait plus rien à dire ou qu’il ne puisse plus le dire, constat encore plus amer.         « Je travaille beaucoup » dit Mauro Corda. « C’est la peur par rapport à un potentiel qui s’épuise. Je sais aussi que mon énergie peut s’épuiser. Je vivrai sur le passé. Je ferai des croûtes, c’est inéluctable, mais plus encore pour la sculpture par la force des choses. La sculpture, c’est physique. Je me dis qu’il me reste un temps à vivre, donc il faut faire le maximum. Après, c’est la question de l’épuisement et de la force de vivre. »

         Maurice Ravel, qu’une maladie cérébrale rendit incapable d’écrire à 58 ans, disait : « J’ai encore tant de musiques dans ma tête, je n’ai encore rien dit, j’ai encore tellement à dire… ». Il mourut deux mois plus tard à 62 ans. Ou encore Henri Duparc, qui s’arrêta de composer à 38 ans, atteint d’une mystérieuse maladie nerveuse, et qui vivra jusqu’à 85 ans. Il écrit ainsi à Francis Jammes : « Cher ami, ne me parlez pas de génie… j’ai fait quelques mélodies dans lesquelles j’ai simplement mis mon âme avec sincérité : c’est leur seul mérite. Maintenant, la petite source est tarie, voilà tout : ça ne manque qu’à moi, mais ça me manque beaucoup. »

Et que dire du silence d’Edgard Varèse qui dura 14 ans, avant de pouvoir écrire « Déserts », œuvre créée au Théâtre des Champs-Élysées le 2 décembre 1954 et qui fut violemment critiquée.

 

         Enfin, le créateur devra affronter le risque de l’oubli. Nombre d’artistes se posent l’angoissante question de leur notoriété posthume. Il devra aussi accepter l’inconnu de la pérennité de son œuvre, de la conservation de ses manuscrits, toutes choses dont le contrôle lui échappera désormais. Francis Poulenc par exemple disait : « Ma musique n’est tout de même pas si mal, bien que certains jours je me dis : "pourquoi continuer et pour qui ?" » et Eugène Boudin dans une de ses lettres : « Je ne sais pas bien ce qui m’attend, mais je crois bien que c’est de l’oubli… ».

         On connait cet aphorisme de Claude Debussy concernant l’hommage élogieux rendu habituellement au musicien au moment de sa disparition : « La principale qualité d’un compositeur, c’est d’être mort ».