Discours de Pierre Laurens, délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres
Il en est des livres comme du feu de nos foyers, on va prendre le feu chez son voisin,
on l’allume chez soi, on le communique à d’autres et il appartient à tous
(Voltaire)
Cette épigraphe, que j'emprunte à Voltaire, introduira la réflexion d'un antiquisant sur les modalités de transmission d'un héritage menacé aujourd'hui dans un monde en profonde et rapide transformation, après avoir, durant des siècles, façonné l'âme européenne, inspiré les Odes de Ronsard, nourri l'essai de Montaigne, aidé à la naissance du théâtre classique, suscité les strophes de la Jeune Tarentine, l'Aphrodite de Pierre Louys... Imaginons que Virgile, Ovide, Apulée n'aient jamais existé : nous n'aurions ni l'Adonis de La Fontaine ni la Cantate du Narcisse de Valéry, nous n'applaudirions pas l'Orpheo de Monteverdi, n'admirerions pas les fresques d'Amour et Psyché de Raphaël à la Farnésine : combien d'étoiles soudain éteintes dans notre ciel désenchanté. Or s'il est permis de penser que pour unlarge public les œuvres modernes que je viens d'évoquer, ultimes traces d'un processus de transmission, peuvent être goûtées pour elles-mêmes, sans renvoyer forcément à leur source grecque et latine, il n'en va pas de même pour les auteurs, qui s'en sont assiduement nourris. Tâchons un court instant d'identifier les acteurs qui, en amont, ont permis une telle imprégnation, j'entends par là les philologues, les écrivains et les critiques, les traducteurs.
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S'il est banal de dire que la redécouverte des œuvres de l'Antiquité a augmenté de façon vertigineuse le capital culturel occidental, il faut rappeler que c'est là le fruit d'une longue quête héroïque. Tout commence avec le sauvetage in extremis de ce qui n'est qu'une faible partie d'un immense continent englouti : d'abord, la copie dans les scriptoria des monastères qui, à la suite de Vivarium et du Mont Cassin en Italie, étoilent l'Europe entière : quantité de textes, dont il ne restait qu'un unique exemplaire, ont été ainsi sauvés d'un seul coup, attendant la seconde étape, celle de leur redécouverte par les humanistes comme Pétrarque, Boccace, Poggio Bracciolini, dit Le Pogge, ce dernier, véritable Indiana Jones lancé à la recherche des manuscrits perdus, déniche à Cluny un lot de discours de Cicéron, à Saint Gall un Quintilien complet et un Lucrèce, à Cologne un fragment inconnu de Pétrone, —étincelles d'une grande flambée, enrichie, après la chute de Constantinople, par l'afflux en Occident des manuscrits grecs. L'imprimerie fera le reste : en un siècle et demi, presque tout ce que nous lisons aujourd'hui a été rendu accessible.
Mais la perte est énorme. On a remarqué que sur les 772 auteurs identifiés, seuls 144 (20%) sont conservés ; pour la moité, on n'a que des fragments ; un tiers ne sont que des noms. L'Histoire de Tite Live comptait 142 livres, répartis en décades, séries de dix livres, dont chacune a eu un destin à part. Dante connaissait la première ; la deuxième est perdue pour toujours ; Pétrarque découvre la troisième en 1320 à Avignon, elle lui inspire le poème de l'Africa, il y joint la première, copiée de sa main et un ami lui donne la quatrième, incomplète : c'est le manuscrit de la British Library, un des joyaux de la philologie humanistique, en partie écrit de la main du poète et enrichi de ses notes, puis de celles de celui qu'on a surnommé le prince des philologues, Lorenzo Valla. Il faudra néanmoins attendre le XVIe siècle pour qu'on découvre partie des livres de la cinquième Décade, ce qui porte à 35, un quart seulement, le nombre des livres qui ont survécu — Même chose pour le Satiricon de Pétrone, qui souffre autant de tribulations que ses deux héros ; et même Cicéron : des six livres de la République, seules surnagent les pages du 6e livre qui contiennent le très fameux Songe de Scipion ; des fragments des autres livres seront déchiffrés en 1822 sur un palimpseste du Vatican. À dater de ce moment, mis à part ce travail de géant que fut le rassemblement des fragments de citations qui permettent de recomposer le paysage de l'annalistique ou de la tragédie latine perdues, mis à part quelque bonheur d'érudit, comme celui qui a permis à l'un d'entre nous en 1990 de découvrir 26 sermons d'Augustin à la Stadtsbibliothek de Mayence, c'est la papyrologie qui a permis d'enrichir un corpus relativement stable en nous rendant par exemple une partie du théâtre de Ménandre.
Récupération des textes, donc, mais aussi du texte. Dans la lettre où il raconte sa découverte de Quintilien, Poggio Bracciolini compare son état à ce jeune héros qu'Énée retrouve aux Enfers, les yeux crevés, les oreilles arrachées, le corps affreusement mutilé : ce texte défiguré, il faut le purger de ses fautes, l'« émender » ; il est altéré par les copies successives, il faut tâcher d'en retrouver la vérité, le classement des manuscrits permettra de remonter aux plus proches de l'original. Il faut aussi l'éclairer : par la mise au point d'un équipement logistique, grammaires, lexiques, chronologies, permettant d'élargir le commentaire littéral à l'herméneutique, à l'histoire, à cette Altertumswissenschaft, le mot créé outre-Rhin pour dire la résurrection intégrale du passé qui inclut l'épigraphie, la numismatique, l'archéologie.
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Ce que je viens de résumer à grands traits et qu'exprime le mot « tradition », c'est la grande aventure de la philologie, préalable au travail d'appropriation dont je veux parler à présent. Appropriation est bien le mot, puisqu'il s'agit moins d'un héritage que d'une adoption comme l'a rappelé Remy Brague dans un beau livre intitulé La voie romaine : l'Europe naissante s'éprenant de Rome, comme Rome s'était éprise de la Grèce. Même s'il y avait là une part de rêve, la découverte dans une langue étrangère et savante d'un trésor de savoir, de sagesse et de beauté, avait donné aux contemporains d'Erasme l'espoir fou de tracer, après des siècles de théologie, les méridiens et les parallèles d'un Nouveau monde à hauteur d'homme. Récemment, un philologue anglais montrait, à travers une fiction romanesque, intitulée Quattrocento, comment l'apparition du manuscrit de Lucrèce avait tout changé en révélant l'infinité de l'univers et la légitimité du plaisir et du bonheur.
L'importance de l'enjeu est telle et si vitale, que, tout en incluant le cercle des philologues, elle le dépasse largement, mobilisant d'autres acteurs, d'autres médiateurs, soit institutions : académies, universités, collèges (l'Église, en mettant au programme les « humanités », a compris la première l'utilité de cette « révélation mineure »), soit individus : en premier lieu les traducteurs (j'y reviendrai), ensuite la foule des critiques et des grands écrivains, qui font pour ainsi dire partie de la famille, qui s'en nourrissent et en tant que témoins et avocats engagent leur autorité dans les grands procès qui pendant des siècles vont rythmer, renouveler, enrichir, vivifier notre lecture de l'antique.
Lecture passionnée en effet, quoique à aucun degré idolâtre. Je ne parle pas des objections soulevées contre le paganisme. Entre les lecteurs les plus enthousiastes des Anciens s'engagent d'ardents débats, pensez à ceux qui opposent sur les grandes options philosophiques les disciples de Platon aux sectateurs d'Aristote, ou aux admirateurs d'Épicure les tenants du stoïcisme. Mais je voudrais montrer que ces débats s'élargissent à toute la littérature, mettant en question les principes mêmes du goût et de l'écriture.
Modèle de tous les autres, le duel Homère-Virgile. Virgile règne seul à l'époque de Dante, qui célèbre « cette source qui ouvre un si grand fleuve de langage, […] l'énéide, qui [lui] fut en poésie et mère et nourrice ». Quand Homère réapparaît, Scaliger, un des fondateurs du classicisme en France, voit en les deux poètes les représentants d'un agôn, un affrontement, plus vaste, entre deux civilisations (la Grèce et Rome) incarnées dans leurs champions. Le tort d'Homère, dernier des primitifs et premier des civilisés, est d'appartenir à une civilisation moins avancée, l'avantage de Virgile, dès lors modèle absolu, est d'écrire dans une langue parvenue à un état de maturité, pour une société parvenue à un degré suprême de raffinement…
Mais deux siècles plus tard, Diderot, dans son Discours sur la poésie dramatique déclarera : « Plus un peuple est civilisé, moins ses mœurs sont poétiques […]. La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage… », fondant ainsi l'admiration portée par le Romantisme français et allemand à l'auteur des poèmes homériques.
De ces vicissitudes connues par deux des plus grands je déduis que la beauté, comme le sens, n'est pas donnée : il faut la délivrer. Régulièrement, d'audacieux coups de sonde entraînent des reclassements, grandes fluctuations dans ces Tables de la loi culturelle qu'on appelle le canon :
TACITE réapparaît tard. Et même quand on commence à parler de lui comme source pour le Haut-Empire, c'est pour se plaindre de son obscurité : les senticeta, lesbroussailles de Tacite. Il faudra attendre le discours de l'ami de Ronsard, Marc-Antoine Muret, poète lui aussi, à la Sapienza de Rome pour le voir pour la première fois compris et apprécié à la lumière du sublime de Thucydide, fait d'obscurité et d'âpreté. Obscurité : grâce à elle ceux qui entrent dans le temple sont remplis d'une horreur sacrée. Âpreté : c'est comme l'amertume du vin : celui qui en est doté est le plus apte, croit-on, à supporter le vieillissement. Et les Grecs ont si bien relevé la constance de cette qualité chez Thucydide qu'à propos d'un récit où il s'en relâche à dessein, ils disent que le fauve a souri… Magnifique discours ! qui renverse la hiérarchie et pose les bases d'une lecture qui sera encore affinée et approfondie : par Montaigne, (« C'est une pépinière de discours éthiques et politiques ») ; par Racine qui voit en Tacite le plus grand peintre de l'Antiquité.
ET JUVÉNAL : longtemps déprécié au profit d'Horace, lui aussi devra attendre son heure. Le véritable renversement arrive quand Victor Hugo, intercesseur visionnaire, écrit dans un livre intitulé Les Génies : « Juvénal a au-dessus de l'empire romain l'énorme battement d'ailes du gypaète au dessus du nid de reptiles […]. Il y a de l'épopée dans cette satire […].
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Dans ce travail d'assimilation jamais terminé, le rôle de la traduction a été primordial et a commencé très tôt, œuvre de prélats, de gentilshommes lettrés, de savants, ou de poètes comme Claudel qui traduit la trilogie d'Eschyle avant de produire Tête d'or, La Ville et L'Échange. Le grec est traduit d'abord en latin, puis rapidement en langue vernaculaire : Montaigne, qui lit Sénèque et Tacite dans le texte, lit les Vies de Plutarque dans la traduction de Jacques Amyot. Les neuf volumes du Catalogue des traductions et commentaires, entrepris en 1946 avec l'appui de l'Association académique internationale, donnent une idée de ce mouvement puissant grâce auquel a été de mieux en mieux reproposée à un vaste lectorat la jouissance d'un immense capital, traductions tantôt isolées, tantôt jouxtant le texte dans le cadre de grandes collections qui, comme celle de Nisard au XIXe siècle, illustrent la fécondité du compromis entre érudition et vulgarisation. La maison d'édition des Belles Lettres garde dans ses archives un épais dossier de lettres (je les appelle les « lettres des tranchées ») qui relatent les échanges d'une pléiade de grands universitaires engagés sous les drapeaux en 14-18 et désireux de faire pièce à la tyrannie de la science allemande. L'un des enjeux concernait l'adjonction ou non d'une traduction et c'est le souci de toucher bien au-delà des spécialistes qui a abouti à la création en 1916 de la collection bilingue des Universités de France.
Mais quelle traduction ? un signe de l'importance de cette question est la richesse des réflexions qu'elle a engendrées au cours du temps.
C'est, au XVIIe siècle, la querelle des « belles infidèles ». C'est, plus près de nous, le débat sur la traduction de la poésie, où un universitaire comme Jules Marouzeau écarte la traduction en vers, selon lui forcément inexacte, alors que Paul Valéry égale à une « mise en bière » la mise en prose de la poésie.
Et je ne parle pas des indécences, traitées longtemps avec la plus grande prudence. Mais viendra le temps où l'on reprochera au timide abbé de Marolles d'avoir écrit des « épigrammes contre Martial » et où Laurent Tailhade, reprochant à la pruderie académique d'avoir accumulé sur Pétrone « tutus et feuilles de vigne », se flattera de « restituer à Plaute la vie et la bonne humeur dont quinze générations de grimauds l'avaient châtré ».
De façon plus générale, s'exprimera avec toujours plus de force le besoin de redonner vie à un texte usé. C'est même la condition de la transmision, que la traduction évolue et s'adapte à un lectorat toujours nouveau. Contre un Homère « lisse » et rassurant, Leconte de Lisle trouve en 1866 la formule d'une langue qui fît sentir l'étrangeté et la violence de L'Iliade, puis de L'Odyssée. Au milieu du siècle dernier, dans le Mercure de France de décembre 1964, paraissait sous la plume de Pierre Leyris, une défense de la nouvelle révolution introduite par Pierre Klossowski dans la traduction de l'Énéide : « L'Énéide, remplacée auprès de nous par de pâles effigies, dormait là-bas derrière ses ronces latines. Grâce à Klossowski, la voici présente et réveillée… »
Pas assez pourtant pour décourager les prétendants : le chef-d'œuvre de Virgile paraîtra encore, entre 1973 et 2015, sous la plume de Maurice Lafaure, de Jacques Perret, de Marc Chouet, de Jean-Pierre Chausserie-Laprée, et enfin, coup sur coup, de Paul Veyne, d'Olivier Sers, de Philippe Heuzé.
Face à cette déferlante on est d'abord frappé de l'extraordinaire vitalité de cette tradition, puis on réalise que cette vitalité, c'est la nôtre : « La tradition est chose morte », écrit Wilamowitz, grand savant allemand né dans la patrie de Nietzsche mais aussi de Murnau, réalisateur de Nosferatu,« il nous appartient de lui redonner la vie qu'elle a perdue. Or nous savons que les fantômes ne peuvent parler à moins qu'ils ne boivent du sang ; et les esprits que nous évoquons exigent le sang de nos cœurs. Nous le leur donnons tous les jours bien volontiers ».