L'art ne s'enseigne pas, il se transmet


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Discours de Érik Desmazières, délégué de l'Académie des beaux-arts

La question est vaste tant la production des œuvres d’art est immense et diversifiée et consensuel le désir de ne pas les voir disparaître. Transmises elles le sont comme objet : une fois livrées par les artistes, elles passent de main en main, de lieu en lieu, à travers le temps, déposées en lieu sûr, préservées. Transmises elles le sont aussi comme objet de savoir, diffusées. Les agents de la transmission, de la diffusion, on les connaît, ce sont les musées, les bibliothèques, mais aussi les lieux d’exposition, l’imprimé sous toutes ses formes, livres, revues, sans oublier la version virtuelle que propage internet aujourd’hui. Tout cela est d’importance, mais renvoie à la problématique plus large de la constitution de nos univers culturels et savants, à la mise en mémoire, à la conservation mais cela n’est pas le propre du seul domaine artistique.

Aussi ce n’est pas cette transmission-là qu’il convient d’évoquer mais bien plutôt de celle qui permet de perpétuer l’acte de création.

Cela part d’un constat, et d’une permanence. En effet, aussi loin que l’on remonte dans le temps, cette transmission de façon quasi magique est assumée et ce invariablement et uniquement par l’artiste lui-même. À lui seul revient de former de nouveaux artistes et il le fait dans un lieu bien circonscrit, l’atelier.

Il ne s’agit pas de dresser une histoire de l’enseignement ni de ses contenus destinés à former les élèves. Car peu importe ici la matière qui leur est donnée, les réformes et contre-réformes. Ce qui compte, c’est la permanence de cette réalité, du maître à l’élève, au fond : « L’art ne s’enseigne pas, il se transmet ».

Je préfère cheminer avec vous dans quelques ateliers, sans rompre ni percer assurément la magie de ce qui s’y joue. Le patron est là, qui domine. L’atelier se constitue autour de lui et se vit en communauté d’élèves sans distinction d’âges. L’apprentissage se fait toujours par la pratique. Souvent les plus anciens servent de tuteurs. Le patron passe et corrige.

Tout tient indéniablement à la personnalité du maître et à son charisme. Ici même dans l’enceinte de ce qui avait été le Collège des Quatre-Nations qui hébergea un temps son atelier ouvert en 1780, David était si sûr de lui et de son ascendant qu’il pouvait déclarer : « c’est que seul [...] je vaux une académie ».  Pour être précis après avoir été au Palais du Louvre, son atelier fut hébergé ici-même, de 1811 à 1816 (date de son exil), et se trouvait en rez-de-chaussée sous la bibliothèque Mazarine.

Cet atelier était le plus célèbre et le plus couru de toute l’Europe. Les élèves, nombreux, plus d’une cinquantaine, disposaient d’une assez grande latitude pour organiser leur travail, dessin, étude d’après modèles. La transmission passait non seulement par les exercices pratiques, mais beaucoup par la parole du maître et par son ascendant sur les élèves, mais elle s’exerçait aussi d’un élève plus ancien à un plus jeune.

En retour un maître désavoué par ses élèves pouvait être acculé à l’irréparable. Toujours au sein de notre vénérable maison, Antoine-Jean Gros ancien élève de David qui lui succéda après son départ en exil fut pris en tenaille entre les injonctions de celui-ci, les attentes contradictoires de ses élèves et les déceptions exprimées par la critique et finit par mettre fin à ses jours...

La puissance de la personnalité du maître peut être telle qu’elle tourne au culte et à la vénération, l’atelier devenant comme un temple dont le peintre serait le grand prêtre initiant des fidèles, ses élèves, à sa religion, la peinture. Tel était le cas de  l’atelier de Girodet qu’il tint de 1796 à 1823 (un an avant sa mort) réputé pour l’atmosphère de mystère qu’il entretenait et qui émanait de lui.

Au cours des années 1830-1840,  des ateliers comme ceux de Paul Delaroche (qui fut un élève de Gros) et de Léon Coignet jouent un rôle majeur dans la formation des jeunes artistes. Ils sont tous deux membres de l'académie, mais c’est dans leur atelier privé que règne véritablement un esprit communautaire. Delaroche dont l’atelier ouvre en 1835 était plutôt froid et distant, mais entretenait des relations fortes avec quelques élèves choisis. Il laissait même certains d’entre eux, les plus expérimentés l’assister dans ses peintures, ce fut par exemple le cas pour la réalisation de la fresque située dans l’amphithéâtre d’honneur de l’École des Beaux-Arts, lieu ô combien symbolique, alors dévolu à la proclamation des Grands Prix de Rome.  Être admis par le maître était difficile, et être accepté par la communauté une épreuve. Les rites d’entrée et les bizutages pouvaient tourner au drame. Ainsi de Delaroche qui ferme son atelier en 1843 après la mort dramatique d’un nouvel arrivant. Il continua par la suite à prodiguer ses conseils dans des sortes de "masterclass" qui se déroulaient dans son atelier personnel.

D’autres académies privées existaient aussi, plus "libres", comme l’Académie Suisse (du nom de son fondateur, un ancien modèle de David), ouverte à tous sans conditions d’accès. De nombreux peintres y ont fait leurs premières armes et ont pu s’y croiser. Claude  Monet a pu y connaître Cézanne, Guillaumin, Pissarro.

Plus tard il y eut l’académie Julian fondée en 1868 qui devint rapidement un grand centre de formation artistique.  Des milliers de futurs artistes fréquentèrent cette académie pendant près d’un siècle mais de nombreux élèves étaient inscrits à la fois là et à l’école des Beaux-arts ...

Plus tard encore l’académie Ranson créée en 1908 accueille les Nabis.

On a  ainsi pu dire que :

l’école d’art est un laboratoire d’incubation où l’étudiant doit se laisser infecter par de multiples bacilles esthétiques, théoriques (voire politiques) pour trouver sa voie ...

D’ailleurs aucun dictionnaire d’artistes ne saurait nous faire oublier les filiations. Aussi quelle surprise que de se rappeler qu’un Édouard Manet ou un Puvis de Chavanne ont été les élèves de Thomas Couture dont Manet fréquenta six ans l’atelier, de même que Corot "descend" de Pierre-Henri de Valenciennes et subit l’ascendant d’Achille-Etna Michalon pourtant son contemporain mais plus avancé que lui dans la carrière . Et à son tour, c’est bien dans la personnalité de Corot que de faire école , non par enseignement et précepte, mais par entraînement "comme on fait chanter à la fin d’un banquet"... Et Emmanuel Pernoud d’évoquer ainsi sa manière :

À Paris les artistes académiques fondent des ateliers où leur magistère maintient la peinture dans les frontières d’un exercice professionnel et hiérarchisé, formant des 'élèves de ...', Corot les convie à peindre à ses côtés dans les champs"

Ainsi en fut-il aussi de Corot avec Pissarro (avant qu’ils ne se brouillent )...  Et dans ces cas transmission ne veut pas dire répétition ni routine, cela se vérifie encore quand on sait que Giacometti fut l’élève de Bourdelle et Bourdelle celui de Rodin et  le même Bourdelle accueillit dans son atelier privé avenue du Maine Germaine Richier, âgée de 24 ans où elle restera jusqu’à la mort du maître en 1929. Elle fut la seule élève particulière de Bourdelle et elle prend ensuite à son tour des élèves ...

Et à l’École des beaux-arts dont l’histoire est indissociable de notre Académie, qu’en est-il ? Jusqu’à la grande réforme de 1863, aucun atelier « pratique » en son enceinte, la transmission se fait dans les ateliers privés dont je viens d’effleurer quelques grands noms. En 1863 les ateliers de peinture, sculpture, architecture, gravure jusqu’alors proscrits intègrent la rue Bonaparte, trois par discipline. Et depuis peu de choses ont bougé finalement si ce n’est qu’aujourd’hui l’École en compte une petite trentaine et que les ateliers privés sont bien moins nombreux et surtout bien moins influents. Hier comme aujourd’hui ces ateliers sont tenus par des artistes de renom. Et le schéma perdure : même figure totémique, même communauté qui rassemble des élèves sur cinq années, même nécessité à choisir et à être adopté par le chef d’atelier, même système de la Grande Masse qui gère la communauté, même apprentissage par la pratique qui veut que l’élève produise sans être un artiste. Mêmes déclinaisons qui fondent les systèmes pédagogiques : « une transmission technique des savoir faire, une transmission théorique, une transmission esthétique sur le mode de la formation du jugement et du goût ».

Cette nécessité de la transmission du maître à l’élève est d’autant plus vraie que même dans une école comme le Bauhaus qui paraît révolutionnaire et qui le fut par ses contenus, les fondements de la passation sont les mêmes : l’École se structure en maîtres, apprentis et compagnons et fait appel à des artistes et architectes, tous créateurs d’envergure. Josef Albers ne disait-il pas : "Enseigner, avant tout, ce n’est pas une question de méthodes ou de techniques mais de personnalité ; l’influence durable, c’est le rayonnement personnel" ?

Citons les personnalités qui animèrent le Bauhaus : Gropius, son directeur, Kandinsky, Klee, Moholy-Nagy, Feininger, Schlemmer, Albers. À se demander même si les maîtres n’étaient pas trop imposants et n’ont point conduit par la force de leur personnalité à une impasse. Hormis en architecture peu ou prou de créateurs en sont sortis, ce qui fera dire plus tard au peintre danois Asger Jorn :

Les dirigeants de l’ancien Bauhaus étaient de grands maîtres, avec d’exceptionnels talents, mais de mauvais pédagogues. Les œuvres des élèves étaient des singeries pieuses sur les modèles de leurs maîtres.

Ce jugement est sévère, trop sévère ... Car il est clair qu’il y avait chez ces fortes personnalités une passion de la transmission et la question reste en suspens, l’histoire ne nous permet pas d’y répondre puisque l’École est brutalement fermée au printemps 1933. Mais tel un phénix, elle renaît ailleurs de ses cendres. Après sa fermeture la plupart des enseignants partent, pour les États-Unis où ils retrouvent des activités de pédagogues à New-York et à Chicago ...  Et en Caroline du nord un nouveau "laboratoire d’incubation" renaît au Black Mountain College où se regroupent de 1933 à 1957 sous la direction de Josef Albers, Moholy-Nagy, Marcel Breuer, Mies van der Rohe. Les sessions estivales qui deviennent célèbres voient arriver Fernand Léger, Gropius, le peintre Ozenfant, Feininger. Ossip Zadkine qui fut plus tard professeur aux Beaux-Arts de Paris, de même que le jeune artiste irlandais Stanley W. Hayter, peintre et graveur qui aura plus tard un fameux cours de gravure, l’Atelier 17, également à Paris, le musicien John Cage accompagné du jeune chorégraphe Merce Cunningham, le photographe Fritz Goro également transfuge du Bauhaus ... De ce vivier sont sortis les artistes américains les plus connus de l’après-guerre : tels que Twombly, Kline, Rauschenberg, Motherwell ...

Quant au graveur Albert Flocon (Mentzel de son vrai nom), tout jeune élève du Bauhaus en 1933 c’est à Paris qu’il trouve refuge et il deviendra plus tard professeur  de perspective à l’école des Beaux-Arts.

Finalement, que ce soit dans les ateliers du XVIe siècle à Florence, dans les ateliers de l’école des beaux-arts, dans celui de tel ou tel peintre du XIXe, dans les locaux modernes du Bauhaus, la transmission se fait par l’artiste. C’est l’artiste lui-même qui compte plus que sa supposée compétence pédagogique, car il transmet aussi une attitude  et est aussi animé du plaisir de transmettre.

Laissons pour finir la parole au tout nouveau directeur de l’école des Beaux-Arts, lui-même artiste et enseignant, qui a pris ses fonctions il y a un mois :

mon mandat est de faire venir et revenir des grands artistes en charge des ateliers. Tout passe par cette transmission. Cette école est une utopie,(...) Ici on ne forme pas à des métiers. L’histoire du maître et de l’élève est plus que jamais importante