Le doute, élément essentiel de la création


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Discours de Laurent Petitgirard, délégué de l'Académie des beaux-arts

Je ne cherche pas, je trouve, aurait dit en 1923 Pablo Picasso, semblant ainsi répondre définitivement par la négative à la question de la place du doute dans le processus créateur.

Cette certitude affirmée semble rejeter toute idée de doute, à moins que ce génial créateur n’ait voulu se démarquer de mouvements artistiques, toutes disciplines confondues, qui entendaient caractériser leur originalité en faisant de leur recherche même l’objet qu’ils recherchaient, ou en offrant comme seul résultat le processus d’élaboration de l’œuvre.

On le comprend mieux lorsque l’on sait que ses propos exacts étaient :  Quand je peins, mon but est de montrer ce que j'ai trouvé et non pas ce que je suis en train de chercher.

La notion de doute du créateur prend un sens très différent selon le stade d’élaboration de l’œuvre, et l’angle sous lequel on l’examine.
Le doute récurrent sur sa propre capacité à créer au niveau d’exigence souhaité, le doute sur la cohérence et la pertinence du travail en cours, doute sur la qualité de l’œuvre lorsqu’elle est achevée, doute sur son originalité, sur son degré d’impact, sur sa capacité de diffusion, sur sa pérennité.

Ces questionnements sont de l’ordre de l’inquiétude ; mais ce qui nous intéressera ici est plus essentiel, et s’apparenterait plutôt à un vertige.

Pour appréhender une œuvre nouvelle, chacun dispose de ses propres équations. Mais presque tous sont confrontés au doute fondamental, à la fameuse angoisse de la page blanche et au nécessaire rejet de tout ce qui ne serait pas indispensable, c'est-à-dire à l’inévitable va-et-vient entre la plume et la corbeille.

La lecture des manuscrits des compositeurs souligne à l’évidence la diversité des démarches, depuis l’écriture rapide, quasiment sans corrections, d’un Mozart, jusqu’à celle, rageuse et si fréquemment raturée, d’un Beethoven.

Le doute du créateur commence par la tentative de se convaincre lui-même de la nécessité de l’œuvre qu’il est sur le point d’entreprendre et chacun disposera, à cet égard, d’une solution différente. Je doute avant, je doute après – pendant, je travaille, disait malicieusement notre confrère Olivier Messiaen.

L’inspiration naîtrait-elle du doute, ou d’un labeur quotidien qui nous la ferait imaginer comme un muscle devant continuellement s’entraîner sous peine de rouiller ? Probablement des deux.
Être inspiré, c’est aussi savoir se rendre disponible aux énergies qui nous entourent. 

Personne n’a exprimé cette douloureuse recherche de l’inspiration aussi bien que Victor Hugo dans ces quelques vers extraits du poème Que nous avons le doute en nous :

Aussi vous me voyez souvent parlant tout bas ;

Et comme un mendiant, à la bouche affamée,

Qui rêve assis devant une porte fermée,

On dirait que j'attends quelqu'un qui n'ouvre pas.

Le créateur ne peut pas se contenter de se tenir les deux pieds au bord de la falaise et de regarder, pour s’en inspirer, l’horizon. 

Ce vide qui précède l’œuvre à faire, il lui faut s’y mesurer, au risque d’en perdre l’équilibre.
C’est de la confrontation entre la fragilité de son désir et la force d’une technique, elle-même adossée à la sécurité d’un savoir, que peut-être naîtra l’œuvre. Mais loin d’inhiber le processus créateur, ce sentiment de déséquilibre semble incontournable.
Et c’est probablement la raison pour laquelle un grand nombre d’artistes refusent toute idée de psychanalyse, persuadés qu’ils sont que l’agent essentiel de leur création est cette faille en eux, qu’il ne faut à aucun prix chercher à explorer.

En s’obligeant, par son travail, à aller chercher au fond de lui même ce qu’il a de plus fort et de plus sacré, l’artiste se retrouve dans un état permanent d’introspection qui lui fait prendre de la distance avec toutes les certitudes établies.
Dans ces moments si fragiles, il navigue entre ce qu’il pressent comme indispensable de bouleverser et ce qui constitue le socle de sa création.

Je m’inscris en faux contre l’affirmation souvent entendue : Quel que soit le langage qu’il utilise, un génie reste un génie. Le langage n’est pas le simple véhicule d’une pensée indépendante et il arrive que de grands maîtres se fourvoient dans des œuvres marginales qui ne sont que le reflet de leur concession à telle ou telle pseudo modernité.
Le lien entre ce qui est le plus intime chez le créateur et le langage qui lui sert de support ne se brise pas sans risque.

Il ne doute de rien, dira-t-on de celui qui entreprend de créer une œuvre ambitieuse, alors que c’est précisément le moment où il doute de tout, sauf de la nécessité de se lancer dans la réalisation de ce qu’il a imaginé.
On peut douter de ce que l’on va écrire sans douter du fait que l’on doive l’écrire.

À la différence de l’interprète, le créateur défie le temps.
Chacun se souvient du célèbre sarcasme de Sarah Bernhardt, adressé à l’une de ses élèves qui lui affirmait ne jamais connaître le trac : Rassurez-vous, cela viendra avec le talent !.
L’appréhension de l’interprète peut-être immense, mais elle trouvera le support d’un texte, alors que le doute du créateur se situe dans une perspective immatérielle et intemporelle.

Pour résoudre cette équation, le plus simple est probablement d’interpréter ses propres œuvres, ce qui vous garantit de douter avant, pendant et après.

La nature du matériau qui constitue la base d’une œuvre nouvelle conditionne celle du doute qui la précède.
Qu’il sculpte un modèle ou une forme abstraite, qu’il écrive un roman historique ou un recueil de poèmes, qu’il compose un opéra d’après un livret ou un quatuor à cordes, à chaque fois le créateur sera confronté à une pléiade de doutes d’essence différente.

Qu’elles soient figuratives ou abstraites, les œuvres à vocation spirituelle ou d’inspiration religieuse sont souvent dues à des créateurs ayant transcendé leur doute d’artiste par le doute inhérent à la foi. En ces circonstances, ils ont pu donner le meilleur d’eux-mêmes.
Les compositeurs manquent plus fréquemment leurs opéras que leur Requiem. Comme le disait joliment Ralph Waldo Emerson, On a besoin d’accrocher sa charrue aux étoiles.

L’existence d’un matériau de base (le modèle, l’argument, le programme, le livret), souvent imposé dans le cadre d’une commande, ne diminue pas l’intensité du doute, mais le déplace dans la forme et dans le temps.
Le degré d’abstraction de l’œuvre conditionne l’importance du doute primaire, celui qui précède la première esquisse.
Mais si indispensable et passionnante qu’elle soit, cette étape ne doit pas durer au-delà du temps normal de maturation.
Il faut au créateur la laisser s’épanouir sur l’intime conviction, sinon la certitude que l’œuvre à venir est nécessaire.

Si entreprendre une œuvre pour répondre à une commande peut paraître à l’abord provoquer moins de doute chez le créateur, la confrontation des premiers travaux avec le programme posera très vite la question de la capacité de l’artiste à demeurer pleinement lui même tout en suivant ce parcours en partie obligé.

Lorsque Prokofiev écrit pour le cinéaste Eisenstein, son langage garde sa force et son originalité. Ainsi la cantate Alexandre Nevski, tirée de l’admirable musique pour le film éponyme, est-elle devenue l’une des œuvres les plus jouées de son répertoire.

Les 5 heures et 30 minutes du Napoléon d’Abel Gance sont illustrées, lors des projections du film avec la participation d’un orchestre symphonique, par la musique d’Arthur Honegger, qui n’a en fait composé que trente minutes de musique originale.
Le reste de la partition, assemblée par Marius Constant, est constitué par cinq heures d’extraits de ses symphonies et poèmes symphoniques.
Il est intéressant de constater que la puissance et le foisonnement orchestral des œuvres symphoniques correspondent parfaitement au film, alors que la musique originale, au langage volontairement simplifié qui ne nous offre qu’un pâle reflet de l’univers d’Arthur Honegger, est beaucoup moins efficace.

Certains principes de création me paraissent n’être en fin de compte que des esquives au doute.
Ainsi des interminables séries de quelques plasticiens qui semblent d’avantage décliner un système qu’assumer une véritable recherche, ou l’écriture dite aléatoire, qui a semblé un temps si moderne et si révolutionnaire.

Là où beaucoup ont vu une forme nouvelle de liberté ne se trouvait souvent qu’une incapacité à aller au bout d’un discours assumé, en déléguant aux interprètes des schémas préétablis, modulables et aménageables selon l’humeur.

Créer une œuvre dont l’essence même est que sa forme finale échappe à son créateur constitue un moyen, somme toute assez confortable, de s’affranchir du doute.

L’improvisation, discipline largement utilisée en musique, voire au théâtre, est souvent présentée comme une forme de création immédiate, libérée par sa spontanéité des contraintes de l’écriture, qu’elle a évidemment précédée.
Un grand nombre de musiques dans le monde sont encore improvisées, mais souvent encadrées par des règles strictes.
Utilisée par les jazzmans, l’improvisation sera la plupart du temps soumise au canevas harmonique soutenant le thème initial, ce qui permet aux différents musiciens de s’exprimer dans la même direction.
Dans les musiques indiennes, les instrumentistes improvisateurs se baseront sur des modes préétablis, leur liberté n’est qu’apparente.
Les organistes, qui ont une grande tradition de l’improvisation, apprennent à la maîtriser dans sa forme la plus classique, c’est une discipline qui requiert une grande culture.

L’improvisateur n’a pas le temps de se poser de question, ou du moins il est condamné à y répondre dans l’instant.
L’inventivité dont a fait preuve Olivier Messiaen dans ses célèbres improvisations sur les orgues de l’Eglise de la Trinité a impressionné tous ceux qui ont eu la chance d’y assister, mais l’héritage véritable qu’il nous lègue tient avant tout dans son œuvre écrite.
La dimension éphémère de l’improvisation et son immédiateté soulignent sa différence fondamentale avec l’écriture : l’absence du doute.
L’improvisation peut ne pas aboutir, se considérer comme une option, là où l’œuvre écrite restera un choix définitif.

Cette forme achevée de l’œuvre est parfois difficile à assumer.
Le regard d’un créateur sur ses œuvres de jeunesse est à ce sujet révélateur.
Quel est celui d’entre nous qui, reprenant une œuvre ancienne à l’occasion d’une réédition ou d’une modification imposée quant à la durée ou l’effectif, n’a pas été confronté à la distorsion entre le premier jet et la science acquise depuis l’écriture de cette œuvre ?
La technique du créateur, son savoir et son expérience se sont affirmés, mais ils ne peuvent compenser l’oubli du questionnement originel qui présidait à la création de l’œuvre.
À chaque fil tiré pour parfaire ce travail de jeunesse il prend le risque, s’il n’a pas réussi à raviver l’élan de départ, ce qui sous-entend retrouver le doute initial, de déséquilibrer l’ensemble.

Le doute peut se manifester aussi dans le fait de laisser un certain nombre d’œuvres inachevées, ou d’en entreprendre un grand nombre simultanément, ce qui revient au même.
Là où certains ne pourront travailler que sur une seule œuvre à la fois et ne rien envisager d’autre tant qu’elle ne sera pas achevée, d’autres lanceront des dizaines d’esquisses plus ou moins élaborées pour n’en garder qu’un petit nombre, parfois aucune.

Il y a souvent distorsion entre le désir, voire la nécessité d’entreprendre la création d’une œuvre, et le degré de maturation par l’auteur des différents éléments qui vont la composer.
Commencer une œuvre, par nécessité psychologique, sociale ou contractuelle, alors que la mystérieuse alchimie préparatoire n’a pas encore porté ses fruits, entraîne presqu’à chaque fois un arrêt, souvent irréversible, au bout de quelques pages.

Pour user d’une comparaison triviale, il en va des œuvres comme des bons petits plats : la préparation est essentielle, en arrêter brutalement la cuisson peut se révéler fatal.

Pour illustrer cette faillite dans le processus créateur, je voudrais évoquer deux artistes majeurs qui ont pris la décision de détruire une partie importante de leur œuvre, quoique pour des raisons différentes, le peintre Georges Rouault et le musicien Paul Dukas.

Georges Rouault le fit d’une façon ostensible, en brûlant près de trois cents tableaux, mais il faut mentionner qu’il s’agissait, selon lui, de toiles inachevées.

Il se considérait comme trop âgé pour terminer ce travail, beaucoup de ces œuvres faisaient partie des sept cents toiles récupérées par l’artiste à l’issue de la longue procédure judiciaire qui l’avait opposé aux héritiers de son marchand, Ambroise Vollard.

Quant à Paul Dukas, son magnifique ballet La Péri, composé en 1912, est la dernière œuvre importante que le compositeur n’aura pas détruite.
Merci à ses proches qui ont réussi in extremis à sauver ce chef-d’œuvre quelques semaines avant sa première exécution !
Mais pendant les vingt-trois années qui suivront, disparaîtront, au nom d’un perfectionnisme exacerbé, une seconde symphonie, un poème symphonique, un drame lyrique, deux ballets, une sonate pour piano et violon.

Paul Dukas était-il de ces artistes devenus dépendants du doute, qu’ils utilisent comme un bouclier, cet état de flottement permanent les entraînant inévitablement à un perpétuel dénigrement de leur travail ?
Ce perfectionnisme autodestructeur constituait-il l’ultime parade du créateur devant le doute ?
À moins que cela ne soit l’enseignement de la composition, tout de rigueur et d’exigence, qu’il prodiguait au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris, qui ne l’ait finalement inhibé.
La transmission d’un savoir est une activité passionnante et envahissante qui n’est pas toujours compatible avec les exigences de la création.

En effet si l’enseignement d’une science consiste essentiellement en une transmission de connaissances, l’enseignement de la création pose un problème bien différent.
Les classes de composition musicale du Conservatoire Supérieur de Musique de Paris sont en principe réservées à des étudiants maitrisant déjà l’harmonie, la fugue et le contrepoint.
Ces disciplines ont longtemps constitué le chemin obligé pour prétendre concourir à l’admission dans une classe de composition.
Même l’orchestration et l’analyse musicale font l’objet de classes spécifiques.

Que reste-il alors au professeur de composition à enseigner ?
La science de l’ordonnancement, puis de l’assimilation de tout ce qui a été appris tout en gardant sa liberté, l’art du vertige, la maîtrise de la peur, ou peut-être l’apprivoisement du doute ? Enseigner la création consiste parfois à simplement aider le jeune artiste à dénouer lui-même les fils du carcan que la vie a créé autour de sa sensibilité.  

On s’imagine volontiers que le plus difficile, pour un créateur, serait d’écrire en ayant à l’esprit les chefs-d’œuvre absolus des grands maîtres en face desquels la comparaison semble impossible.
Je pense au contraire que la fréquentation du génie est stimulante.
Il est beaucoup plus inquiétant de se référer aux vingt lignes de texte ou aux trente secondes de musique que l’on sait réussies dans l’une de ses propres œuvres, plutôt qu’au théâtre de Beckett ou aux Préludes de Debussy.

On pourrait croire que la maturité, l’expérience et la maîtrise technique acquises par le créateur contribuent à diminuer le doute, il n’en est rien.
« Ai-je encore quelque chose à dire ? », telle est la question que se pose alors l’artiste qui a déjà à son actif une œuvre importante.

Le doute est un moyen de remettre en cause son acquis et ses connaissances, non pas dans le but de les oublier, mais bien au contraire dans celui de les transcender.
Et c’est peut-être dans la capacité des créateurs à se remettre perpétuellement en cause et à assumer les incertitudes auxquelles ils sont confrontés que réside leur singularité.

Lors de la conception d’œuvres d’une longue durée ou de dimensions importantes, qui s’étale sur plusieurs années, il arrive un moment où le poids de ce qui a été déjà réalisé entraîne le créateur.

Il y a là comme une revanche sur le doute, un moment où la suite apparaît comme une évidence.
Ce sont des instants à savourer car ils ne durent jamais très longtemps.
Ils font partie de l’aspect jubilatoire de la création, que l’on veut toujours associer à la souffrance, mais qui comprend aussi une part d’exaltation.
Il y a, dans l’acte de créer, une dimension enivrante, comme le sentiment de participer à un banquet avec soi-même.

Du fait de la longueur de leur élaboration et de leur achèvement, ces œuvres de grandes dimensions imposent souvent aux créateurs la nécessité de réaliser simultanément un projet beaucoup plus court, qui va s’insérer et les obliger à suspendre leur cré de l’aspect jubilatoire de la création, que l’on veut toujours associer à la souffrance, mais qui comprend aussi une part d’exaltation.
Il y a, dans l’acte de créer, une dimension enivrante, comme le sentiment de participer à un banquet avec soi-même.

Du fait de la longueur de leur élaboration et de leur achèvement, ces œuvres de grandes dimensions imposent souvent aux créateurs la nécessité de réaliser simultanément un projet beaucoup plus court, qui va s’insérer et les obliger à suspendre leur création première.
Retrouver l’intensité et le fil de l’émotion, à l’issue d’une période qui aura entrainé le créateur vers des horizons très différents, est une véritable épreuve qui fait ressurgir tous les doutes et jeter un regard distancié sur le travail accompli. Cela peut se révéler bénéfique ou déprimant suivant les cas.

Que l’œuvre soit monumentale ou miniature, la période qui précède le premier coup de pinceau, de burin ou de plume est un étonnant mystère et il reste bien difficile de définir avec précision l’importance du doute dans le processus créatif.
Nous sommes dans le domaine de l’intime, de l’ineffable et je ne peux prétendre ici que livrer le sentiment issu de ma propre expérience de compositeur.

L’acte créateur me semble être le lieu où cohabitent un doute profond et une impérieuse nécessité.
Le doute, comme un questionnement permanent de l’œuvre en gestation, l’impérieuse nécessité d’avancer, comme l’évidence que son chemin est dans la création : voilà peut-être le fragile équilibre dans lequel se débattent ceux qui ont l’audace d’espérer tracer quelques signes dans la mémoire des hommes.