Des risques et des livres


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Discours de François Déroche, délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

         Casser son calame est sans doute, pour un homme de lettres, un risque moindre que celui de publier un texte et affronter l’opinion du public et celle de ses pairs. Il n’en va pas toujours ainsi. Apprenant en février 1611 que Larache, sur la côte atlantique du Maroc, venait d’être cédée aux Espagnols quelques mois plus tôt, Ibn Abî Mahalli composa un thrène sur la ville perdue, puis quelques jours plus tard, brisa son calame : il renonçait ainsi symboliquement à son appartenance à la caste des lettrés pour ceindre l’épée et s’engager sur le chemin du jihâd. Ainsi débutait un épisode fascinant, à la croisée symbolique de deux des pistes qui ont été explorées pour rendre compte de l’origine du mot risque, d’un côté celle de l’arabe et de l’islam, celle du commerce méditerranéen de l’autre. Rien ne laissait présager qu’Ibn Abî Mahalli, un mystique qui fut aussi un apologète du tabac, allait conduire ses partisans à une victoire si rapide : en quelques mois, il balaya les troupes sultaniennes du sud du Maroc et atteignit en mai 1612 Marrakech, la capitale des Saadiens, d’où le sultan Mulay Zaydân dut fuir précipitamment. L’amour que ce dernier portait aux livres et dont témoignent les annotations qu’il porta sur certains de ceux qui lui ont appartenu expliquent assurément qu’il ne se soit pas résigné à abandonner sa bibliothèque dans son palais du Badî‘. Comme son père, Ahmad al-Mansûr, qui avait porté à son zénith la puissance du Maroc saadien après la bataille dite des Trois Rois qu’il avait remportée en 1578, Mulay Zaydan veillait à offrir l’image d’un prince versé dans les sciences traditionnelles. Ses livres, en partie hérités de son père, représentaient à ses yeux une possession de la plus haute valeur, un trésor de savoir dont il ne voulait pas se séparer. Et plutôt que de risquer de les voir tomber entre les mains d’Ibn abî Mahallî, il se transporta avec ses gens, son trésor et sa bibliothèque vers Safi, sur le littoral, d’où il avait conçu le projet s’embarquer vers le sud pour rejoindre le Sûs, la région d’où la dynastie tirait son origine et où il espérait rallier ses partisans.

 

         Il nolisa deux navires pour cette entreprise qui devait le mettre en sûreté. Celui où il devait prendre place avec les siens était un hollandais. L’autre, le Notre-Dame-de-la-Garde, avait pour capitaine un provençal, Jean Philippe Castelane ou de Castelane, que le roi de France venait de nommer consul au Maroc en 1610. On porta à bord les « hardes » de Mulay Zaydan et surtout « septante-troys fardous ou balles grandes de livres mahométans ». Les deux navires mirent le cap vers le sud et, après une traversée sans encombres, jetèrent l’ancre en rade d’Agadir le 16 juin 1612. Le sultan et son entourage rejoignirent le rivage tandis que, sur le Notre-Dame-de-la-Garde, le capitaine attendait qu’on lui payât les trois mille ducats convenus. Les jours passaient sans que se concrétisent les engagements initiaux du sultan.

 

         Ce dernier se trouvait en fait dans l’impossibilité de régler sa dette. De son côté, Castelane soupesait les risques auxquels il devait faire face : en cédant aux instances de Mulay Zaydan et en débarquant sa cargaison, il craignait fort de rester avec une dette qui ne serait jamais honorée. La position très indécise dans laquelle se trouvait le souverain marocain laissait d’autre part penser qu’il lui serait difficile de réagir de manière efficace pour récupérer ses biens ; de ce que notre provençal savait de la situation, le sultan pourrait même bien ne jamais reprendre sa place. Aussi le capitaine décida-t-il de lever l’ancre et de mettre le cap vers Marseille où il escomptait déposer le tout « ès les mains de monsieur de Guise », alors gouverneur de Provence et qui avait peut-être donné des instructions au capitaine avant son appareillage vers le Maroc. Il semble toutefois vraisemblable qu’il s’agissait de vendre la cargaison au plus offrant. Castelane mit subrepticement à la voile, avec l’accord de son équipage, dans la nuit du 22 juin 1612.

 

         Ce voyage vers le nord se présentait à Castelane comme la solution la moins hasardeuse, le seul risque étant constitué par les corsaires actifs en Méditerranée depuis le littoral de l’Algérie. Il n’avait toutefois pas compté avec un imprévu : des vents contraires retardèrent le Notre-Dame-de-la-Garde si bien que trois vaisseaux de la flotte espagnole, sous les ordres de Pedro de Lara, le prirent en chasse au large de Salé et l’arraisonnèrent, ce bien que la France ait alors été en paix avec l’Espagne.

 

         Pourquoi cette capture qui était contraire aux principes du droit ? Les Espagnols avaient-ils été avisés que le navire français transportait les trésors de Mulay Zaydan ? Ou considéraient-ils comme hostile tout navire rencontré dans les eaux marocaines puisque l’Espagne était en conflit avec les différentes parties qui s’étaient divisé entre elles le Maroc ? Nous ne le savons pas, mais Lara manifesta son respect des bonnes relations qui s’étaient établies entre son maître et le roi de France en s’abstenant de torturer les marins français pour obtenir leurs aveux quand il les interrogea. Le Notre-Dame-de-la-Garde fut conduit vers l’Espagne et sa cargaison débarquée. Dans un pays d’où un décret pris peu avant par Philippe III venait d’expulser les derniers musulmans et où la possession d’ouvrages en arabe était susceptible de valoir à leur propriétaire l’intérêt sourcilleux de l’Inquisition, les livres de Mulay Zaydan paraissaient voués à être dévorés par les flammes d’un bûcher, comme cela avait été le cas pour ceux qui avaient été saisis à Grenade au lendemain de la prise de la ville en 1492. Il n’en fut rien, car les manuscrits prirent le chemin du palais-monastère de Saint-Laurent de l’Escorial où était conservée la bibliothèque royale. De leur côté, le capitaine et les marins du Notre-Dame-de-la-Garde avaient été moins chanceux : ils furent jetés en prison à Cadix dans l’attente d’un procès qui devait décider de leur sort. Ce dernier fut scellé le 23 octobre 1612 : le maître et le contremaître étaient condamnés à la peine capitale, Castelane et le reste de l’équipage aux galères. C’était bien là un risque qu’ils n’avaient pas envisagé un seul instant. Ils interjetèrent appel.

 

         Pour avoir voulu éviter que ses livres ne tombassent entre les mains d’Ibn abî Mahallî, Mulay Zaydan les avait laissés capturer par son ennemi le plus déterminé. Faute de contacts diplomatiques directs avec les deux puissances impliquées dans cette affaire, la France et l’Espagne, il envoya une ambassade à Constantinople pour obtenir le soutien des Ottomans. L’affaire fit du bruit sur les rives du Bosphore puisque Achille Harlay de Sancy, alors ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte, en entendit parler et s’en fit l’écho dans sa correspondance. La sympathie des Ottomans était sans doute un réconfort pour le sultan marocain, mais il fallait trouver un accès plus direct et plus efficace pour obtenir la restitution des livres. Il lui sera offert par les Provinces-Unies qui entretenaient des liens diplomatiques et commerciaux relativement constants avec le Maroc saadien. Une délégation composée d’un caïd et d’un eunuque et assistée par un juif marocain familier de ces missions, fut donc dépêchée à Amsterdam pour obtenir des 3 Hollandais qu’ils fissent parvenir à la cour de France, par le biais de leur ambassadeur à Paris, une demande d’intervention française auprès de Philippe III d’Espagne afin que ce dernier rende les livres.

 

         La France se trouvait placée bien involontairement dans une situation délicate : Castelane était son consul au Maroc, mais la cour refusait de l’admettre pour éviter le risque de se trouver directement impliquée dans cet imbroglio diplomatique. Pour le souverain saadien, il était pourtant clair que la France devait répondre de la conduite malhonnête de son représentant. La perte de ses livres affectait en effet beaucoup Mulay Zaydan. Afin de faire pression sur le roi de France qu’il tenait pour responsable de la situation, mais peut-être pour assouvir un besoin de vengeance, il fit emprisonner tous les ressortissants français qui se trouvaient alors dans ses états. Pendant deux ans, le commerce cessa entre le Maroc et la France et les relations entre les deux pays ne reprirent que bien plus tard, en 1631. Castelane avait eu le temps de méditer sur ce qu’impliquaient les prises de risque. Dans la geôle gaditaine où il attendait de savoir s’il irait ramer sur les galères du roi d’Espagne, il n’aurait guère tiré de réconfort des propos que Louis XIII tenait à son sujet : dans une lettre du 5 juin 1615 qu’il avait adressée aux Etats-Généraux des Provinces Unies en réponse à la démarche qu’ils avaient entreprise en faveur du sultan marocain, le roi de France qualifiait en effet le malheureux provençal « d’homme sans adveu qui ne fut oncques notre ambassadeur ny recommandé d’autre titre », de « perfide personne que nous ferions chastier … à la rigueur de nos loix, si nous avions peu le tirer du lieu où il a pris refuge en son crime. ». Nous ne savons rien de la fin de Castelane, mort au plus tard en 1619. Ibn abi Mahalli qui avait troqué le calame contre l’épée périt en 1613 au cours d’une bataille. Moulay Zaydan revint à Marrakech où il régna jusqu’en 1628, mais son pouvoir était affaibli et ses livres faisaient désormais partie de la bibliothèque d’un souverain chrétien d’où ils ne devaient plus sortir.

 

         La collection du sultan avait affronté dans les conditions que l’on sait les risques d’un voyage sur l’eau ; elle devait encore faire face à ceux du feu. Il ne s’agissait pas des bûchers de l’Inquisition, mais de l’incendie qui se déclara le 7 juin 1671 lorsque la foudre frappa l’une des tours du monastère au cours d’un violent orage. Les Hyéronimites, que Philippe II avait installés dans le monastère, s’employèrent à lutter contre les flammes qui dévoraient charpentes et planchers et se rapprochaient dangereusement de la bibliothèque. La collection royale de manuscrits, non seulement arabes, mais aussi grecs, latins ou castillans, se trouvait directement menacée. À la hâte, on entreprit de transporter les précieux volumes dans un des escaliers qui sont, eux, construits dans le granit de l’Escorial et devaient résister au feu. Et pour mieux protéger le précieux dépôt, on apporta le grand étendard pris à Lépante sur le navire amiral ottoman pour recouvrir l’ensemble. Par malheur, une étincelle tomba sur la toile et l’étendard prit feu, provoquant la perte de nombreux manuscrits.

 

         Vous me pardonnerez, je l’espère, de n’avoir pas tranché entre les deux étymologies du mot risque auxquelles j’ai fait allusion et de vous avoir au lieu de cela fait suivre les tribulations d’une des bibliothèques les plus passionnantes qui soient. Paradoxalement, alors que les risques successivement pris par les acteurs de cette histoire l’ont à plusieurs reprises mise en péril, son destin hors du commun lui a permis d’échapper à un risque (je devrais plutôt parler de fatalité) auquel ont été systématiquement exposées les bibliothèques du monde musulman médiéval : celui de la dispersion de leurs fonds, conséquence de la fragilité des institutions où ils sont gardés. La préservation de la bibliothèque de Mulay Zaydan confère à cette dernière une valeur exceptionnelle : en échappant à ce dernier, elle a échappé à la disparition et nous permet de comprendre ce qu’était la collection d’un prince musulman de l’époque. Vous comprendrez sans doute qu’il n’est guère de fois où, traversant la salle de la bibliothèque de Philippe II à l’Escorial sous les fresques de Pellegrino Tibaldi pour aller consulter un des manuscrits qui appartinrent à Mulay Zaydan je ne rende grâces à Ibn abî Mahalli d’avoir pris en ce lointain jour de février 1611 le risque de briser son calame.