Le virtuel, futur du passé


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Discours de Michel Zink, délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

Le mot virtuel sonne comme un slogan de notre modernité. Que peut bien y entendre l’Académie des inscriptions et belles-lettres, vouée à l’étude du passé ? Tout au plus pourra-t-elle se targuer d’utiliser, comme tout le monde, ses techniques nouvelles pour faire surgir, intact et complet, pimpant et plus neuf que neuf, un bâtiment vieux de plusieurs millénaires dont le plan se devine à peine sur le sol. Tout le reste, les mutations de la civilisation et des comportements humains induites par le virtuel, les lendemains numériques qui chantent, bref tout ce qui est important, échappe aux vieux enfants que nous sommes et est réservé aux vraies grandes personnes, qui, le sourcil froncé, scrutent l’avenir.

Elles ont raison. Le virtuel ne s’entend que par référence au futur, puisqu’il désigne ce qui existe en puissance (virtus) et attend d’exister en acte.

Mais il existe un futur du passé. "Si le passé n’est plus, où est-il ?", demande saint Augustin. Il est dans notre pensée, où il a une existence virtuelle qu’il est en notre pouvoir d’actualiser. Par l’érudition. Par la compréhension. Par le goût et la sensibilité. Certes, nous le trahissons en nous l’appropriant. Mais avons-nous le choix ? S’il ne vit pas dans notre présent, il est mort.

À l’inverse, vivre le présent sans y actualiser le passé est une mutilation insupportable. Nous le savons bien quand il s’agit de nos souvenirs et de notre mémoire individuelle. Qui souhaite être amnésique ? Ce n’est pas moins vrai s’agissant de la mémoire collective.

Enfin, la science d’aujourd’hui nous donne une conscience aiguë du virtuel. Nous plaçons donc rétrospectivement dans cette catégorie désormais familière des phénomènes ou des effets que d’autres époques ont connus mais qu’elles désignaient autrement.


Il fut un temps où l’on parlait de la fée Électricité. Ce fut la première et la dernière fée née des découvertes de la science. La fée Nucléaire aurait eu des côtés Carabosse. Et nul ne souffle mot d’une fée Numérique. Pourtant le monde virtuel auquel ouvre le numérique ressemble à un conte. Il nous plonge dans un récit fragmentaire, mais indéfiniment poursuivi, qui est à côté de la réalité et qui cependant ne cesse de communiquer avec elle, d’agir sur elle et de s’actualiser en elle : extraits et images des événements du monde, arguments des jeux vidéo, invitation à projeter ou à inventer des éclats de sa propre histoire à travers un blog ou un profil social. Un récit qui s’actualise dans le réel au point de modifier, nous le voyons chaque jour, le destin des individus et le cours de l’histoire.

Aucun d’entre nous n’a rencontré la fée Numérique, parce que nous ne croyons plus aux fées. Imaginons cependant qu’un de nos ancêtres qui se serait endormi dans le repos supposé éternel vers la fin du règne de Philippe Auguste, par exemple, ou sous celui de saint Louis, victime d’une insomnie, revienne parmi nous. Il croirait sans peine à une fée et peut-être à un diable Numérique. Mais s’il nous était donné, à l’inverse, de l’accompagner à l’époque d’où il serait venu, ce serait notre tour d’être étonnés d’y rencontrer à chaque instant un monde virtuel dont nous croyons volontiers qu’il n’existe que par les pouvoirs nouveaux de la science. Je ne parle pas du monde de l’imagination, qui est de toujours, ni d’un monde banalement fictif, mais bien d’un monde virtuel, dénué de chair mais non de réalité, n’existant que dans sa représentation, mais agissant sur nous comme nous agissons sur lui.

Nous voyant avides de nouveautés, notre compagnon aurait à cœur de satisfaire ce goût, pourtant suspect à ses yeux, en nous donnant à lire le dernier roman paru de son vivant : Le Haut Livre du Graal ou Perlesvaus. Il est très long. Nous n’irions pas au-delà de l’épisode préliminaire : l’écriture manuscrite et la langue vieillie nous lasseraient vite. Mais cela suffirait.

Un jeune écuyer doit se lever avant l’aube pour accompagner le roi Arthur à une chapelle au fond de la forêt. Il s’endort la veille au soir tout habillé dans la grande salle. Il rêve qu’il se réveille dans la nuit avec l’idée que le roi est déjà parti et qu’il se lance, affolé, à sa poursuite jusqu’à la chapelle. Anxieux d’apporter au roi la preuve de sa venue, il y prend un chandelier et le cache dans sa botte. Un grand homme noir lui reproche ce vol et lui porte un coup de couteau. De terreur et de douleur, il pousse un hurlement qui le réveille ainsi que tout le château. Il conte son rêve, tire le chandelier de sa botte et meurt de la blessure reçue dans ce rêve.

Dans notre langage, ce rêve est un rêve interactif. Il ne l’est pas seulement en ce que la fantasmagorie y a un effet réel et mortel. Il l’est en un sens plus profond. Le rêve de l’écuyer naît de son anxiété de n’être pas à la hauteur de sa mission et de décevoir le roi. Il est si inquiet à l’idée de ne pas se réveiller à temps qu’il anticipe son voyage et le vit dans la virtualité du rêve tant il a peur d’en manquer l’actualisation. Cette peur de manquer à ce qu’il doit faire est telle qu’il commet un vol pour prouver sa venue à la chapelle, se créant du coup une nouvelle culpabilité, si oppressante qu’il trouve le moyen d’en être châtié dans le rêve lui-même. Il n’en réchappera pas.

Certes, sauf dans les romans de la Table ronde, on ne meurt pas d’une blessure reçue en rêve. Mais ne peut-on mourir d’une angoisse telle qu’elle suscite des rêves où l’on reçoit une blessure mortelle ?

L’angoisse de ne pouvoir remplir l’obligation qui pèse sur soi, de ne pouvoir actualiser la virtualité du devoir, appelle l’actualisation d’une autre virtualité, la mort. Voilà ce que nous disent au XIIIe siècle les premières pages de ce roman étrange.


Il est une autre angoisse que celle de manquer à la réalisation de son devoir : celle de manquer à la réalisation de son désir. Dans les deux cas, le temps nécessaire pour passer de ce qui est en puissance à ce qui est en acte est une source d’anxiété. Une source d’anxiété, certes, mais, dirait notre ami venu du Moyen Âge, le désir est aussi une jouissance que l’on entretient en retardant sa réalisation : "J’exhorte celle que j’aime à me faire languir longtemps", implore le troubadour Marcabru. Cette jouissance du virtuel, ajouterait-il, existe si bien que l’Église la condamne sous le nom de délectation morose (delectatio morosa). Non pas morosa avec un o bref, qui signifie triste, mais morosa avec un o long, dérivé de mora, le retard, délectation retardée à laquelle Charles Baladier a consacré un beau livre.

Et il nous citerait de nombreux poèmes, généralement en langue d’oc, qui célèbrent le désir comme plaisir virtuel. Des épîtres amoureuses en vers, dites "saluts d’amour", dans lesquelles le poète – Arnaud de Mareuil, par exemple – décrit pour le bénéfice de son aimée la délicieuse torture de ses nuits où l’insomnie alterne avec la brève et décevante extase d’un rêve érotique : "Je n’échangerais pas cette illusion contre une seigneurie." Des chansons. Celle où Jaufré Rudel, le prince de Blaye que son "amour de loin" cher à Amin Maalouf rendait expert en amour virtuel, assure que lorsqu’il est "tourmenté dans la veille et les songes du sommeil, sa joie est merveilleuse", ou celle où il a l’impression de "chevaucher à reculons vers elle tandis qu’elle va fuyant". Celle où Bernard de Ventadour dans son style coulant et limpide, celle où Raimbaut d’Orange dans son style obscur et contourné assurent chacun que, même s’il n’est pas aimé, son seul désir lui procure une joie telle que la glace et le givre lui paraissent les fleurs colorées du printemps, des "fleurs inverses". Et tant d’autres, jusqu’à celle où Arnaut Daniel se définit en trois vers célèbres comme celui dont les virtualités ne s’actualiseront jamais et qui s’acharne vers l’impossible accomplissement : "Je suis Arnaut, qui amasse le vent et chasse le lièvre avec le bœuf et nage contre le courant."

Cette poésie donne à entendre que "rien n’a plus d’existence que ce qui nous manque." Est-il plus bel éloge du virtuel ? Il faudrait que nous eussions le cœur bien dur et l’âme bien vilaine, comme dirait notre interlocuteur, pour ne pas le sentir.

Pour mettre cependant un terme à son flot de citations, nous tenterions de faire appel, nous aussi, à nos poètes. Nous remonterions hardiment à l’aube de la technique, en des temps où l’on ne pouvait imaginer le monde virtuel qu’à travers la technologie sommaire du gramophone, dont on tourne la manivelle pour entendre pendant trois minutes la voix nasillarde d’un absent. Et que trouverions-nous ? Le roi Lune, où Apollinaire décrit un gramophone qui enregistre et reproduit, non des sons, mais des images. S’agit-il tout bonnement d’un cinématographe, comme disent, selon le même Apollinaire, les "vieux professeurs de province" ? Point du tout, car les corps féminins enregistrés à un instant du passé et brièvement restitués par l’appareil ont une épaisseur et une consistance. Ils peuvent être vus, touchés, et même davantage comme le narrateur le constate par lui-même "non sans quelque difficulté", précise-t-il cependant : la technique est encore archaïque ("l’appareil n’était pas très puissant") et la possession, malgré tout, virtuelle.

On peut admirer l’imagination perverse et en un sens prémonitoire d’Apollinaire dans un domaine du virtuel que l’honnête homme se doit d’ignorer. Pour la poésie en revanche, on l’a connu mieux inspiré. Celle du Moyen Âge est plus habile à dire le plaisir virtuel inhérent au désir. Peut-être, mais que nous importe ? Ce n’est jamais que de la poésie et, comme on nous le répète à l’envi, nous ne sommes plus au Moyen Âge.


Nous ne somme plus au Moyen Âge et nous avons perdu la conscience d’un virtuel lié à ce qu’étaient alors les représentations de la foi. Parlant de la jouissance dans l’inaccomplissement du désir alors célébrée par les poètes, Leo Spitzer écrivait :  "La conscience du ‘réel irréel’ est… un trait de l’esprit chrétien médiéval, pour qui le monde invisible existe et le monde visible existe comme s’il n’existait pas." 

Le Moyen Âge se plaît ainsi aux récits de miracles. Le miracle, comme le virtuel, est en puissance, puisqu’il est, répètent les évangiles, un signe qui n’existe que si, perçu comme tel, il est actualisé dans la compréhension qu’il reçoit. De même que notre interlocuteur nous aurait chanté des chansons des troubadours, il pourrait nous conter des miracles qu’on peut dire virtuels en ce qu’ils n’existent pas pour leur bénéficiaire mais sont des signes pour leurs témoins. 

La Vierge sourit à l’amoureux éconduit qui ne l’a pas reniée alors qu’il a accepté de renier Dieu pour obtenir du diable les faveurs de celle qu’il aime. Il ne voit pas ce sourire, prostré qu’il est au pied de la statue, mais celle qui l’avait repoussé l’a vu. 

La Vierge et son cortège céleste rendent visite la nuit au pauvre fou de Dieu. Il dort et il ne le sait pas, mais le pécheur venu lui demander secours en est témoin.
Dans ces récits, le miracle, plus qu’un fait, est à la fois le signe qui convertit celui qui en est le témoin et le signe de sa conversion. La jeune femme au fond de l’église où prie le renieur, l’excommunié caché dans la chapelle où dort le fou de Dieu, voient ce qu’ils ont besoin de croire pour franchir le pas auquel ils sont appelés. Le miracle est virtuel en ce qu’il peut n’exister que dans la perception de son témoin sans pour autant cesser d’être un miracle. C’est que chacun est un converti en puissance.


On m’accusera de jouer sur les mots. Que nous importent les formes que prenait le virtuel dans le passé ? Elles existaient, bien entendu. Qu’en dire de plus ? Rien sans doute, sinon que pour comprendre la place nouvelle qu’occupe le monde virtuel à notre époque, il faut prendre conscience que les révolutions techniques ne contiennent pas en elles-mêmes leur propre sens et que la capacité à jouer avec le virtuel comme la tentation d’en être dupe ne sont déterminées que pour une part par la technologie.
On craint parfois que le nouveau monde virtuel atténue la conscience du monde réel. Ce brouillage sera-t-il pire que celui produit depuis toujours par l’illusion romanesque ou celle du spectacle, dont on est tout à la fois volontairement et involontairement la dupe, à laquelle on croit sans y croire ? C’est possible. Comment le savoir ? Oscar Wilde n’est plus là pour nous dire si l’on souffre plus ou moins de la mort de Lucien de Rubempré par le truchement d’un écran interactif. Autrefois, dit-on, lors des représentations de Britannicus, l’acteur qui jouait Narcisse se faisait huer lorsqu’il déclamait "Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables" et à la fin de la pièce des spectateurs l’attendaient à la sortie des artistes pour lui faire un mauvais parti. Ils voulaient lui faire un mauvais parti : ils le prenaient donc pour Narcisse. Ils l’attendaient à la sortie des artistes : ils savaient donc que c’était un acteur. Et que dire de Don Quichotte ! 

Aujourd’hui, ce genre de confusion serait attribué aux dangers de l’internet. Hier il l’était à l’illusion du cinéma. Qu’on se souvienne de cette scène des Carabiniers de Jean-Luc Godard. Deux soldats entrent dans une salle de cinéma. Sur l’écran, on voit une dame dans une baignoire dont le rebord cache ce que la décence interdit de montrer. Les deux soldats font des bonds dans l’espoir stupide d’en voir plus. Déçus, ils entreprennent d’escalader l’écran en s’accrochant à la toile, qui s’effondre. Derrière, on découvre une arrière-cour sordide meublée de quelques poubelles. La dame et la baignoire ont, bien sûr, disparu.

Nous pourrions appeler virtuel le monde créé par la lecture, puisque le mot est une "présence faite d’absence". Nous pourrions appeler virtuel le monde créé par le cinéma. Nous réservons le mot au monde nouveau créé par les techniques numériques et leur "matérialisme de l’incorporel", pour détourner une formule de Michel Foucault. Monde nouveau, en effet,  mais dont tous les effets sont anciens. Souvent les changements du monde sont à la fois plus profonds et moins radicaux qu’on ne croit. C’est une nuance que seul le regard sur le passé permet de saisir.